Viviane Glikman
Institut national de la recherche pédagogique (INRP)
et Conservatoire national des arts et métiers (Cnam)
FORMATIONS À DISTANCE EN LIGNE
ET LIBERTÉ D’APPRENDRE
La massification des besoins de formation – globalement liée à Γ obsolescence rapide des connaissances,
à l’évolution de la structure professionnelle des sociétés et à la compétition internationale -, combinée au
développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (informatique et
réseaux), conduit à une forte croissance en matière d’offres éducatives en ligne, ou e-learning. Cette
multiplication des offres est supposée permettre à de vastes publics adultes de tous niveaux d’accéder
librement aux savoirs et à des qualifications supérieures. Qu’en est-il dans les faits ?
Les offres éducatives en ligne
On peut schématiquement distinguer trois niveaux d’offres éducatives en ligne.
À un premier niveau, des informations plus ou moins structurées sont accessibles sur Internet,
abordant l’ensemble des domaines du savoir, aussi bien littéraires que scientifiques ; il est ainsi possible
de trouver, grâce à un moteur de recherche, de nombreuses connaissances relatives à un peintre, à un
écrivain ou à l’énergie atomique…
À un second niveau, des organismes de formation, ou des services de formation d’entreprises, proposent
des cours en ligne, qui sont des produits de formation organisés selon une progression pédagogique,
accessibles librement ou sur inscription, et utilisables en autoformation. Ainsi, une société d’informatique
fournit à ses clients un cours sur l’utilisation d’un ordinateur, des entreprises proposent à leurs salariés
des cours de langues en ligne, des universités médiatisent certains de leurs enseignements, etc.
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Au troisième et dernier niveau, des organismes de formation dispensent à leurs étudiants un service
de formation à distance, dans lequel les cours sont accompagnés de ressources diverses et de médiations
humaines, souvent accessibles sur des plates-formes de formation. C’est le cas, par exemple, des formations
du Cned (Centre national d’enseignement à distance) et de plusieurs établissements d’enseignement
supérieur en France, de l’Open University en Grande-Bretagne, ou de la Télé-université au Canada.
Le premier niveau correspond à une démarche d’autodidaxie qui ne concerne qu’une frange réduite
de la population et dans laquelle le libre accès à toutes les connaissances, pour tous les publics, s’avère
utopique. Il pouvait être démontré, il y a plus de vingt ans, à propos des bibliothèques, qu’«il ne suffit
pas de proposer un bien pour que les utilisateurs qui se manifestent soient ceux à qui ce type de service
fait le plus défaut, et dont la demande ne peut être satisfaite par d’autres moyens» (Barbier-Bouvet, 1982,
p. 28-29). Il pouvait être confirmé, à propos des programmes de télévision éducative destinés à des publics
faiblement scolarisés, que leur simple diffusion à l’antenne était insuffisante à leur assurer une audience
auprès des téléspectateurs visés (Glikman, 1995). Il pouvait encore être souligné que prétendre répondre
de la sorte, par la télématique, aux besoins d’une vaste population relevait d’un «bluff technologique»
(Ellul, 1988). Il n’en reste pas moins que chaque découverte dans le secteur des technologies de l’information
et de la communication fait renaître la fiction qui veut que de nouvelles possibilités d’accès aux connaissances
aient pour conséquence de nouvelles pratiques éducatives, avec, pour corollaire, l’illusion que le progrès
technologique est immanquablement source de progrès pédagogique.
Le « self-service » éducatif caractérise le second niveau. Ces dispositifs « déchargeant le prestataire de
formation de l’obligation d’assurer […] la combinaison des ressources et la convergence des moyens»
transfèrent à «l’usager-client […] le soin d’organiser à son intention propre médias, outils et supports»
(Mœglin, 1998, p. 129). Or, les apprenants sont souvent loin d’être préparés à assumer une telle responsabilité
et à développer l’autonomie qui leur est ainsi imposée. Il existe des pourcentages excessivement élevés de
décrochage du e-learning tout à distance, lorsque n’est proposé aucun autre mode de soutien qu’une vague
aide en ligne, souvent automatisée, que ce soit par exemple aux Etats-Unis (Blandin, 2001) ou dans une
grande entreprise française (Hryshchuk-Berthet, 2005). Cela montre que le postulat selon lequel n’importe
qui peut se former seul devant une machine et que les technologies en elles-mêmes sont source
d’autonomisation des apprenants n’est qu’un mythe. L’amalgame entre accessibilité virtuelle et pratiques
effectives, s’il profite apparemment à quelques «industriels » de la formation, va à l’encontre de l’efficacité
éducative, c’est-à-dire de la persévérance et de la réussite d’un grand nombre d’apprenants. De nombreuses
institutions de formation semblent désormais comprendre la nécessité de mettre en place des « solutions
mixtes», hybridant distance et présence, et, pour le moins, de renforcer les médiations humaines sous
forme d’interactions avec des tuteurs et entre apprenants, de développer le travail collaboratif, et de
favoriser ainsi le sentiment d’appartenance à une communauté éducative et le lien social, indispensable à
tout processus d’apprentissage.
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Formations à distance en ligne et liberté d’apprendre
Le «service» de formation
Nous sommes ici au troisième niveau, celui du service de formation, dont les résultats, en termes
d’efficacité sont généralement supérieurs au second, mais demeurent très variables, selon les modalités
d’organisation et le degré de prise en compte des difficultés rencontrées.
Ces difficultés sont multiples et conduisent à des abandons et des échecs, réduisant d’autant le nombre
de réels bénéficiaires de ces dispositifs : difficultés à s’approprier les moyens techniques et à se repérer
dans des environnements numériques complexes ; difficultés à apprendre, à organiser son travail et à gérer
une communication éducative pertinente via les réseaux ; crainte de recourir aux tuteurs et de formuler
de «mauvaises» questions; absence d’un projet précis; sentiment de solitude; manque d’autonomie et
d’assurance, etc. En outre, quelles que soient les performances des équipements et la pratique de navigation
sur le Net, l’écart est grand entre l’utilisation d’un outil (télévision ou ordinateur) pour se distraire ou
s’informer, et son utilisation pour apprendre, qui implique simultanément l’apprentissage du contenu, du
maniement de la machine et de l’utilisation de ses fonctionnalités dans un objectif de formation.
Les apprenants sont diversement touchés par ces difficultés car, bien entendu, l’hétérogénéité des
publics de toute formation d’adultes se retrouve dans les formations à distance. Pour la plupart des
étudiants à distance, issus d’une scolarité traditionnelle, apprendre à distance n’est pas une démarche habituelle
et aisée. Tous n’ont pas la même familiarité avec les outils informatiques, tous n’ont pas les compétences
métacognitives nécessaires pour assurer l’auto-direction de leurs apprentissages (Bélisle et Linard, 1996),
tous enfin n’ont pas les mêmes attentes par rapport à la formation, ni les mêmes besoins.
Ici encore, ceux qui utilisent au mieux les potentialités du système sont aussi ceux qui pourraient
fonctionner de manière satisfaisante et se construire des savoirs à partir de n’importe quel dispositif de
formation ou d’information, avec ou sans les technologies. Une recherche menée dans trois pays européens
(Glikman, 2002) a mis en évidence, quel que soit le dispositif de formation considéré, l’importance des
facteurs liés à deux variables : la capacité d’autonomie de l’individu et la solidité de son projet professionnel.
On peut ainsi distinguer les « déterminés » qui possèdent à la fois la volonté et les compétences qui leur
permettent de mener à bien leurs apprentissages et, à l’opposé, les « désarmés », souvent incertains, mal
préparés à gérer seuls leur formation et à utiliser les diverses ressources à leur disposition.
Si les premiers, généralement peu nombreux, même dans des formations de niveau universitaire, savent
exploiter l’ensemble des moyens disponibles pour apprendre, y compris les ressources humaines accessibles
dans ou hors de l’organisme de formation, les seconds y recourent beaucoup moins aisément et, au total,
plus rarement. Or, la réussite est souvent liée à la participation aux activités proposées (Mangenot, 2003)
et, à part quelques « indépendants », ceux qui se manifestent peu au cours d’une formation à distance sont
souvent ceux qui ne la mènent pas à terme.
Le libre accès au savoir à partir de produits de formation ne concerne que des populations préalablement
motivées et, pour la plupart, déjà dotées d’un certain bagage intellectuel qui leur permet de mettre cette
liberté à profit. Pour les autres, l’égalité des chances passe par une offre éducative personnalisée et un
travail d’autonomisation qui exige un accompagnement attentif et renforcé.
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Pour eux, la fonction tutorale est donc essentielle et ne doit pas seulement fonctionner à la demande.
Les tuteurs doivent avoir une posture proactive, prenant l’initiative de s’adresser aux apprenants et de
s’enquérir des difficultés rencontrées. Ils ne doivent pas se contenter d’apporter une aide relative aux contenus
des enseignements, mais doivent traiter l’ensemble des besoins : aide à l’orientation et au choix des cours ;
soutien psychologique et affectif; aide sociale et personnelle; aide technique (relative à l’appropriation
des matériels et des logiciels) ; aide par l’organisation d’un travail collectif (souvent oubliée) ; enfin, aide
méthodologique relative à la régulation des apprentissages, à leur organisation dans le temps et l’espace,
à la maîtrise de la démarche, à l’engagement personnel et à la communication interpersonnelle. En un mot,
aussi bien le dispositif technologique mis en place que le tutorat doivent favoriser Γ« apprendre à apprendre
à distance». Cela implique, dès l’abord, de renoncer aux mythes qui accompagnent les usages éducatifs
des nouvelles technologies, mythes de la facilité d’appropriation, de la transcendance pédagogique, du
centrage inhérent sur l’apprenant, de l’efficacité intrinsèque, de l’universalité, etc.
La « liberté d’apprendre », slogan ou réalité ?
Il n’en reste pas moins que, par rapport aux anciens « cours par correspondance », Internet représente
un véritable progrès, en particulier dans la mesure où il facilite incontestablement les échanges, synchrones
et asynchrones. Certes, utiliser l’ensemble de ses potentialités pour accompagner les médiations technologiques
de médiations humaines significatives et adaptées s’avère nettement plus coûteux pour l’opérateur de
formation que de se limiter à des cours en ligne. Il n’est guère fréquent que les contraintes budgétaires et
institutionnelles dans lesquelles se développent ces dispositifs de formation permettent les investissements
exigés. C’est toutefois à ce prix que la «liberté d’apprendre », que mettent en avant les organismes spécialisés
dans la formation à distance (comme le Cned en France ou la Télé-université au Québec), peut, au-delà
d’un slogan publicitaire, devenir une réalité pour tous les publics.
R É F É R E N C ES
B I B L I O G R A P H I Q U ES
BARBIER-BOUVET, J.-E, Babel à Beaubourg: Vautodidaxie linguistique à la BPI, Paris, Centre Georges-Pompidou, BPI, 1982.
BÉLISLE, C, LlNARD, M., «Quelles nouvelles compétences des acteurs de la formation dans le contexte des TIC?», in
Technologies et approches nouvelles en formation, Éducation permanente, n° 127, 1996, p. 19-47.
BLANDIN, B., «Le e-learning aux États-Unis: enquête en Floride», Ressources, n° 63, juin-juillet 2001, p. 1-3.
[http://ressources. algora.org/frontblocks/news/papers. asp?id_papers=1233]
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Formations à distance en ligne et liberté d’apprendre
ELLUL, J., Le Bluff technologique, Paris, Hachette, 1988.
GLIKMAN, V., «Les avatars de la télévision éducative pour adultes en France: histoire d’une “non-politique” (1964-1985) », Revue
française de pédagogie, n° 110, 1995, p. 63-74.
GLIKMAN, V, «Apprenants et tuteurs: une approche européenne des médiations humaines», in CHOPLIN, H. (dir.), Les TIC au
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HRYSHCHUK-BERTHET, S., «La trilogie “coût-population-qualité” appliquée au tutorat à grande échelle», in GLIKMAN, V. (dir.),
Tutorat à distance et logiques industrielles, Distances et Savoirs, vol. 3, n° 2, 2005, p. 133-156.
MANGENOT, F., «Tâches et coopération dans deux dispositifs universitaires de formation à distance», Revue de ÏALSIC, vol. 6,
n° 1, juin 2003. [http://www.alsic.org]
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1998, p. 107-131.
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