L’INGÉNIEUR DU SON MÉDIATEUR MUSICAL
PERSPECTIVES RADIOPHONIQUES
Samuel Débias
Formation Supérieure aux Métiers du Son
Directeur de mémoire : David Christoffel
Octobre 2018
RÉSUMÉ
En 2018, au sein des institutions musicales, la médiation prend le tournant du numérique, à
l’instar d’une société musicale où les nouveaux médias estompent les frontières entre
production et consommation, questionnant l’ingénieur du son sur sa place et son rôle dans ce
nouveau contexte.
La littérature ne manque pas en matière de médiation, notion extensive qu’on trouve
employée dans de nombreux domaines, y compris dans le domaine sonore et musical où
certains auteurs confèrent à la production musicale une valeur intrinsèque de médiation.
Notion controversée dans le secteur culturel, nous n’avons pas trouvé à ce jour de
contribution donnant à envisager les modalités d’une médiation musicale, au sens
institutionnel du terme, par les techniques sonores.
Après avoir balisé les acceptions de la médiation, nous montrons les implications de ce
concept sur la place de l’ingénieur du son dans la société musicale contemporaine. Nous
appuyant sur un panorama des pratiques actuelles et d’une littérature sur la pédagogie par les
techniques sonores, nous choisissons d’utiliser le dispositif radiophonique pour mener deux
expériences. La première à Radio France, dans le cadre d’un atelier radiophonique pour les
scolaires, et la seconde dans une association, la Voie de la lune, dans le cadre d’un atelier
radiophonique périscolaire.
Les expériences montrent que les compétences de l’ingénieur du son-musicien peuvent être
mises à profit d’un atelier de médiation radiophonique par une approche sensible et musicale,
cependant que le contexte institutionnel soit moins propice à une démarche pédagogique par
le sensible. Résultat qui tend à montrer que l’ingénieur du son aurait sa place dans les
médiations que les rapports sur la musique classique encouragent à recentrer sur les émotions
collectives.
Mots-clefs : médiation ; pédagogie musicale ; enregistrement ; radiophonie ; ateliers
pédagogiques ; institutions culturelles ;
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REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier :
David Christoffel, pour ses conseils, ses perles bibliographiques et sa patience bienveillante,
Corsin Vogel, Jean-Pascal Jullien et Pierre-Antoine Signoret pour leur soutien dans la
rédaction de ce mémoire,
Denis Vautrin, Catherine Barbe et Muriel Charpentier-Leroy qui m’ont accompagné durant
ma scolarité au CNSMDP.
Marina Sichantho et Radio France pour m’avoir permis de créer le temps d’un stage l’atelier
des Ondes symphoniques et de le mener ensuite,
L’équipe du Département Education et Développement culturel de Radio France sans qui tout
cela aurait été moins épanouissant (Hélène, Myriam, Floriane, Mady, Vanessa, Djannis,
Jeanne, Manon, Céline, Sophie et les autres que j’oublie !)
Geneviève Greck, Sédick Belgherbi et l’association La Voie de la Lune pour m’avoir permis
d’investir leurs locaux et de faire mes expériences sonores avec leurs élèves.
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SOMMAIRE
RÉSUMÉ
REMERCIEMENTS
INTRODUCTION
PROLÉGOMÈNES
Médiation cognitive et instrumentalisation de la perception sonore.
Médiation psychosociale et communication sonore entre individus
Une définition de la culture
Médiation culturelle et expérience esthétique
Médiation esthétique
Médiation et institution de la musique
Quelques synonymes…
1 D’UNE REPRODUCTION À UNE MÉDIATION MUSICALE : LE SON DANS
SON ENJEU ESTHÉTIQUE
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1.1 L’ENREGISTREMENT, INTERPRÉTATION SONORE OU INTERPOSITION
FONCTIONNELLE ?
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1.1.1 Une double compétence technique et musicale d’interprète
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1.1.2 Le jugement esthétique par l’enregistrement réévalué à l’épreuve de la communauté
1.1.3 La véracité sonore de l’enregistrement-témoignage comme médiation esthétique de l’œuvre en
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concert.
1.2 LA PRODUCTION MUSICALE, UNE MÉDIATION SOCIO-TECHNIQUE DE L’ŒUVRE.
1.2.1 L’expérience de l’œuvre par des médiations.
1.2.2 La médiologie comme sociologie des rapports entre supports sonores et authenticité
1.2.3 La collection de disque, un dispositif faisant médiation culturelle.
1.3 CULTURES SONORES NUMÉRIQUES, DU MEDIUM AU MEDIA : DE NOUVELLES
MÉDIATIONS À OPÉRER ?
1.3.1 Du medium au média, du producteur au médiateur ?
1.3.2 Sociétés horizontales ou utopies technologiques ?
1.4 BILAN
2 LE SON POUR RENOUVELER LA MÉDIATION DE LA MUSIQUE ?
2.1 LE SON POUR LES ÉMOTIONS MUSICALES DÉMOCRATIQUES
2.1.1 L’enjeu des émotions pour la démocratisation culturelle
2.1.2 Le son pour susciter les émotions
2.1.3 L’enregistrement, du dispositif à l’atelier de médiation culturelle
2.2 LE CARACTÈRE PÉDAGOGIQUE DE LA MÉDIATION EN DÉBAT
2.2.1 La frontière poreuse entre médiation et pédagogie dans les institutions musicales
2.2.2 Les horizons d’attentes de l’éducation musicale en terme de médiation
2.2.3 Le son comme pédagogie musicale par le sensible
2.3 LE SENS CRITIQUE AUX MÉDIAS MUSICAUX COMME ENJEU ÉDUCATIF D’UNE
SOCIÉTÉ MUSICALE HORIZONTALE TRÈS SONORE.
2.3.1 Un sens critique aux médias musicaux
2.3.2 Une médiation technologique à accompagner
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2.4 LES TIC ET LA MUSIQUE. LE SON CAMÉLÉON.
2.4.1 Le son diffuseur de la musique patrimoniale
2.4.2 Le son medium d’interaction pour la performance.
2.4.3 Le son objet musical de la musique contemporaine
2.5 BILAN
3 LA RADIOPHONIE, UNE MÉDIATION PAR LE SONORE PROPICE À UN
ATELIER DE MÉDIATION MUSICALE ?
3.1 LA RADIO, MÉDIATRICE SONORE… MUSICALE
3.1.1 Un dispositif de médiation culturelle par le son.
3.1.2 Médiation musicale et clivages esthétiques par le son de la radio du service public
3.1.3 La radiophonie aux frontières du sonore et du musical, une médiation d’happy fews ?
3.1.4 Radiomorphoses et utopies technologiques de la médiation
3.2 PARLER AU MICRO, UN ATELIER DE MÉDIATION RADIOPHONIQUE OU MUSICALE ? 41
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3.2.1 L’auditeur devient médiateur
3.2.2 La parole advient et le son n’importe plus ? Le son importe et la parole n’advient plus ?
3.2.3 La pédagogie musicale autour du micro est-elle une médiation musicale radiophonique ?
3.3 LE PUBLIC SCOLAIRE : DE LA MÉDIATION RADIOPHONIQUE DANS L’ÉDUCATION
MUSICALE ?
3.3.1 La radio scolaire, écouter et chanter la musique.
3.3.2 Le magnétophone à l’école, les techniques sonores arrivent
3.3.3 Web-radio scolaire et audioblogs musicaux
3.4 BILAN
3.5 PROBLÉMATIQUE DÉGAGÉE
4 EXPÉRIENCES POUR JEUNES PUBLICS
4.1 LES ONDES SYMPHONIQUES, QUAND EMI ET EAC SE RENCONTRENT
4.1.1 Un ingénieur du son au département de médiation culturelle…
4.1.2 Cahier des charges de l’atelier
4.1.3 Conception de l’atelier
4.1.4 Partie 1 : écoute critique aux médias musicaux
4.1.5 Partie 2 : passage au micro
4.2 EXPÉRIMENTATIONS SONORES ET MUSICALES POUR LA RÉALISATION D’UN LIVRE
AUDIO : UNE CRÉATION RADIOPHONIQUE.
4.2.1 Cadre d’étude, avantages et inconvénients
4.2.2 Déroulement du parcours
4.2.3 Observations
4.3 BILAN ET DISCUSSION DES EXPÉRIENCES
4.3.1 L’ingénieur du son médiateur ou éducateur ?
4.3.2 Une médiation culturelle ?
4.3.3 Une médiation musicale ou une médiation de la musique ?
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
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INTRODUCTION
En 2018, la médiation musicale fait l’objet d’activités concrètes à destination du
public au sein des institutions culturelles. La Philharmonie de Paris, l’IRCAM et Radio
France, pour ne citer qu’elles, en proposent des catalogues. A l’université, la discipline s’est
instituée, que ce soit au CNSMDP où elle fait l’objet d’une option, ou à la Sorbonne où elle
constitue un Master à part entière. Si l’on y forme les futurs médiateurs chargés de concevoir
et d’animer ces activités de médiation, la tendance est de les voir épaulés, sinon remplacés par
des dispositifs techniques dont certains sont sonores.
À l’heure où Radio France inaugure « Vox, ma chorale interactive », que les centres
de création musicales organisent des concerts de smartphones participatifs, et que le Musée de
la musique est en passe de remplacer son parc d’audio-guides par des visio-guides, nous nous
demandons comment ces technologies sonores s’accordent avec les enjeux de la médiation
musicale, et par là si un ingénieur du son pourrait se révéler médiateur.
Aucune publication parmi la littérature que nous avons rassemblée ne problématise en
tant que tel l’usage du son en médiation musicale. Toutefois, nous dégageons deux
perspectives qui s’en rapprochent.
La première traite du son comme « médiation sonore » pour les musées. Sont entendus par
cette appellation les audio-guides par exemple, mais également l’ensemble des dispositifs
sonores participant à la scénographie. La médiation dans ce contexte recoupe deux objectifs :
transmettre au public des connaissances, et ce par un moyen agréable voire divertissant
(Merleau-Ponty, 2010). Cette mission, si elle est pour tout ou partie déléguée aux dispositifs
techniques, est avant cela celle des médiateurs humains, qui font de cet exercice leur métier.
La deuxième traite du son comme médiation nécessaire et intrinsèque à la musique.
L’ingénieur du son, dans ce cadre, est un médiateur, au sens où il ne reproduit pas la musique
mais la produit au sein d’un dispositif, que peut constituer l’enregistrement ou la sonorisation.
Qualifiée de « médiation esthétique » par les ouvrages généraux traitant de la médiation
culturelle, cette conception de la médiation a été développée par Antoine Hennion, pour qui
cependant « faire de la médiation ainsi définie un métier serait une contradiction dans les
termes ».
On a donc d’un côté une médiation sonore porteuse de savoir auprès des publics, et de
l’autre une médiation sonore consubstantielle à la musique elle-même, décrivant une
dynamique sociologique qui ne pourrait se pratiquer délibérément auprès d’un public
prédéterminé. Comment se positionner vis-à-vis de ces conceptions divergentes de la
médiation ? La musique fait-elle l’objet d’une médiation ou est-elle médiation ? Le son est-il
un transmetteur ou un médiateur ?
Si nous ne pouvons traiter dans son ensemble le « champ chaotique d’activités » que recouvre
la médiation culturelle, étudier cette dernière sous l’angle des rapports entre son et musique
qu’elle semble problématiser pourrait contribuer à en éclaircir les enjeux généraux. Et par
cette occasion, ces enjeux ainsi dévoilés, reconsidérer la portée de notre pratique d’ingénieur
du son dans le champ culturel.
Afin d’asseoir notre sujet sur des bases conceptuelles consistantes, nous
commencerons par baliser les acceptions du terme de médiation dans différents contextes. Ces
prolégomènes seront également l’occasion de définir certains termes que nous emploierons
par la suite.
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Ce travail préliminaire effectué, nous examinerons la médiation sous l’angle plus spécifique
des problématiques qui touchent l’ingénieur du son-musicien. Ainsi évaluerons-nous ce que
deviennent les enjeux de la production musicale lorsqu’on l’aborde comme médiation.
Puis, nous nous tournerons vers le milieu institutionnel de la culture au sein duquel la
médiation de la musique répond à des attentes particulières, notamment en matière
d’éducation. Nous interrogerons la place qu’occupe le son dans ce contexte, dans la politique
culturelle et dans les pratiques.
Enfin, considérant le dispositif radiophonique en sa qualité de médiateur sonore, nous
interrogerons sa plasticité à faire également médiation musicale.
Partant des problématiques que révèlera cette revue de littérature au regard de la mise
en œuvre d’un atelier de médiation musicale par une approche sonore, nous mettrons en
œuvre un dispositif radiophonique inédit dans deux contextes différents pour mettre à
l’épreuve les perspectives dégagées : le premier en milieu institutionnel, à Radio France, le
second en milieu associatif, à la Voie de la Lune. Ces deux expériences parallèles, qui
mettaient en œuvre des dispositifs différents, révèleront des aspects qualitatifs de la médiation
radiophonique spécifiques aux dispositifs en question. Si l’ensemble des compétences de
l’ingénieur du son n’ont pas été mises à profit à chaque fois, la médiation a su tirer bénéfice
des modalités radiophoniques dans les deux cas.
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Nous allons dans cette partie tenter de baliser le terme de médiation dans les
PROLÉGOMÈNES
différentes acceptions qui touchent de près comme de loin à la musique ou au son.
La médiation désigne dans son sens large, le fait de servir d’intermédiaire entre deux
ou plusieurs choses1. Ce qui en fait une notion singulièrement extensive. On pourrait dire
ainsi que le câble électrique fait littéralement médiation entre la chaine Hi-Fi et les enceintes.
Toutefois ce résultat n’est pas très intéressant, voire décevant : on ne voit pas en effet l’intérêt
d’introduire un terme complexe pour désigner une transmission dans ce qu’elle a de plus
usuel (et pourtant, cela s’avèrera être parfois le cas en médiation culturelle). Tournons-nous
donc vers les domaines qui abordent la médiation sous d’autres auspices conceptuels.
Médiation cognitive et instrumentalisation de la perception sonore.
L’un des domaines concernés est le domaine cognitif. La médiation désigne dans ce
cadre le processus cognitif par lequel l’homme s’approprie les outils techniques comme des
extensions de lui-même (Peraya, 2008). Par analogie, on pourrait parler de médiation lorsque
le musicien joue de son instrument, ou que l’ingénieur du son s’approprie des traitements
sonores. Une sorte de médiation instrumentée, opérant un lien entre l’outil et le son, le toucher
et l’ouïe. Voire multi-sensorielle, et par là, particulièrement signifiante. Nous pensons à
certaines interactions que proposent les outils sonores qui trompent l’ingénieur du son
débutant. Il n’est pas rare – et malhonnêtes seront ceux qui ne l’avoueront pas – de travailler
pendant quelques secondes (à quelques minutes… !) sur un outil qui est en réalité inopérant.
C’est-à-dire, croire entendre ce que le retour de la machine nous donne à voir ou sentir
tactilement, alors qu’il n’en est rien, objectivement, au niveau sonore.
Faut-il dire alors que cette médiation s’opère chez l’ingénieur du son malgré lui ? En
d’autre terme, ne serait-il ici pas tant médiateur que sujet de la médiation ? Si c’est le cas,
l’ingénieur du son, pour devenir l’interprète dont parle Schaeffer, doit s’approprier cette
médiation instrumentale en la travaillant au corps, tout comme un instrumentiste s’approprie
l’instrument pour en tirer un son. Ce qui donne au passage une épaisseur particulière à
l’épigraphe du Traité des objets musicaux « Travaille
instrument ». Toutefois,
l’instrumentiste a la chance, lui, d’avoir un feedback sensoriel, notamment au niveau du
toucher, qui l’aide manifestement à intégrer le processus. L’ingénieur du son quant à lui n’a
pas ce feedback, tout au plus aujourd’hui une souris et un clavier, la plupart du temps, lui
donnant accès à une multitude d’outils, mais dont il faudrait intégrer chaque paramètre.
Autant dire une tâche impossible, sinon l’œuvre de toute une vie en les restreignant à
quelques uns choisis. À moins que l’on revoit les outils de ce dernier, pour les rendre
davantage sensibles.
ton
Une thèse récente propose une approche cognitive nouvelle de cette médiation
instrumentée sonore pour la musique, qu’elle vise à mettre en œuvre dans un art sonore
numérique énacté (Garcia Reyes, 2014, p.136) L’énaction est un paradigme cognitif qui
étudie la cognition dans l’entre-deux du sujet avec son monde. Dans le domaine sonore, cela
1 Définition du TLFi, CNRTL.
2 Id. p.39
3 C’est par cette allusion que débute l’ouvrage de S. Chaumier et F. Mairesse, « La médiation culturelle ».
4 Cette forme rare a été réintroduite par la théorie de la médiation. Cf. Michèle Guillaume-Hofnung, La
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