RAPPORT À LA CULTURE ET APPROCHE
CULTURELLE DE L’ENSEIGNEMENT 1
Erick Falardeau & Denis Simard
Cet article présente les résultats d’une recherche exploratoire qui visait à comprendre
la relation entre le rapport à la culture d’étudiants en formation initiale à
l’enseignement et la mise en œuvre d’une approche culturelle de l’enseignement dans
la discipline « français », ainsi qu’à préciser le cadre théorique du rapport à la culture.
Nous avons analysé les textes de trente‐cinq étudiants (n=35), dans lesquels ils
devaient définir ce que signifie pour eux la culture ainsi que leur conception du rôle
de l’enseignant dans le développement culturel de leurs futurs élèves. L’analyse de
contenu et de discours, réalisée dans chacun de ces textes, combinée à plusieurs
travaux sur le rapport au savoir − notamment ceux de l’équipe ESCOL − nous a
permis dans un premier temps de circonscrire quatre types de rapport à la culture :
désimpliqué, instrumentaliste, scolaire et intégratif/évolutif. De plus, comme il s’agit
de futurs enseignants, nous avons dégagé deux plans de leur rapport à la culture, soit
les plans
individuel et pédagogique − ce dernier étant compris comme
l’accompagnement de l’élève dans son appropriation de la culture. Enfin, l’analyse
montre que le rapport à la culture de type intégratif‐évolutif sur le plan individuel
semble être un préalable à la mise en œuvre d’une approche culturelle de
l’enseignement.
Mots clés : Culture, rapport à la culture, approche culturelle de l’enseignement,
formation initiale à l’enseignement
1 Ce texte adopte l’orthographe rectifiée.
CANADIAN JOURNAL OF EDUCATION 30, 1 (2007): 1‐24
E. FALARDEAU & D. SIMARD
2
In this article, we present the results of an exploratory research which aimed at
understanding the relationship between the relation to culture of students in a teacher
education program and the undertaking of a cultural approach to French teaching,
and at specifying the relation to culture’s theoretical framework. We have analyzed
texts written by thirty‐five aspiring teachers (n=35), who had to tell how they define
culture and how they conceive the teacher’s role in students’ cultural development.
The combination of content and discourse analysis of each of these texts and of
writings on the relation to culture – especially those of the ESCOL team – led us at
first to circumscribe four types of relation to culture: the non‐implicated type, the
instrumentalist
type.
Furthermore, since the research’s participants are prospective teachers, we have
identified two sides of their relation to culture, the individual side and the
pedagogical one – the latter being understood as the accompanying of the learner in
his or her appropriation of culture. Finally, the analysis shows that an integrative‐
evolutive type of relation to culture on the individual side seems to be a prerequisite
to the undertaking of a cultural approach to teaching.
Key words: Culture, relation to culture, cultural approach to teaching, teacher
education program
integrative‐evolutive
the schooled
type and
type,
the
_________________
PRÉSENTATION
Depuis plusieurs années, bon nombre de systèmes contemporains
d’éducation et de formation à l’échelle internationale se trouvent
engagés dans un vaste mouvement de recomposition qui vise à resserrer
les liens entre l’école et la culture (Sharp et Le Métais, 2000)2. Le Québec
n’y fait pas exception. En effet, depuis le début des années 1990, on a vu
les réformateurs se préoccuper explicitement de la place et du rôle de la
culture à l’école, dans les programmes d’études et la formation des
enseignants (MEQ, 1996, 1997, 2001; CSE, 1994). Cette préoccupation se
retrouve aussi dans plusieurs travaux de recherche qui ont tenté de
préciser les jalons d’une approche culturelle de l’enseignement (Audet
2 L’étude comparative de Sharp et Le Métais a été menée dans dix-neuf
systèmes éducatifs : Australie, Canada, Angleterre, France, Allemagne, Hong
Kong, Hongrie, Italie, Irlande du Nord, République d’Irlande, Japon,
République de Corée, Pays-Bas, Nouvelle-Zélande, Singapour, Espagne, Suède,
Suisse, Etats-Unis.
RAPPORT À LA CULTURE ET APPROCHE CULTURELLE DE L’ENSEIGNEMENT
3
et Saint‐Pierre, 1997 ; Collès et al., 1998 ; Falardeau, 2005 ; Gauthier,
2001 ; Gohier, 2002 ; Inchauspé, 1997 ; Kerlan, 1999, 2003 ; Mellouki et
Gauthier, 2003; Monférier, 1999; Saint‐Jacques, 2001 ; Simard, 2000, 2002,
2004 ; Zakhartchouk, 1999, 2006). Si ces travaux rappellent l’importance
de faire une meilleure place aux productions culturelles à l’école et dans
l’enseignement, ils mettent surtout l’accent sur l’effort de mise en
contexte et d’interprétation que requiert l’œuvre de culture et sur les
effets de l’approche culturelle dans la transformation du rapport de
l’élève à la culture, au monde et à l’autre. Ce qui semble central dans ces
travaux, c’est le rapport de l’élève à la culture, compris comme un
ensemble de relations dynamiques d’un sujet situé avec des acteurs, des
pratiques, des savoirs et des objets culturels.
Cet article présente donc une recherche exploratoire qui visait à
comprendre la relation entre le rapport à la culture d’étudiants en
formation initiale à l’enseignement et la mise en œuvre d’une approche
culturelle de l’enseignement, ainsi qu’à préciser le cadre théorique du
rapport à la culture. De façon précise, l’article se divise en quatre
parties. Les principaux éléments de la problématique sont présentés
dans la première partie. Les assises théoriques que nous expliquerons
dans la deuxième partie s’appuient sur la théorie microsociologique du
rapport au savoir, telle que développée notamment par l’équipe
ESCOL3. La troisième partie décrit la méthodologie que nous avons
utilisée et nous présenterons les résultats de l’analyse que nous avons
menée dans la quatrième partie.
1. ÉLÉMENTS DE PROBLÉMATIQUE
Pour définir le rapport à la culture, il nous faut d’abord nous situer
parmi les nombreuses acceptions du terme de « culture ». Quand nous
parlons de la fonction de transmission culturelle de l’école, nous
retenons une définition à la fois moins large que la culture au sens
sociologique et moins limitative que la culture au sens individuel et
normatif. Nous proposons alors de l’envisager comme objet et comme
rapport (Simard, 2001, 2004 ; Gauthier, 2001).
3 Équipe de recherche Éducation, socialisation, collectivités locales de
l’Université Paris VIII, fondée par Élisabeth Bautier, Bernard Charlot et Jean-
Yves Rochex.
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La culture comme objet désigne essentiellement un héritage collectif,
« un patrimoine de connaissances et de compétences, d’institutions, de
valeurs et de symboles constitué au fil des générations et caractéristique
d’une communauté humaine particulière définie de façon plus ou moins
large et plus ou moins exclusive » (Forquin, 1989, p. 10). Il s’agit là d’une
définition assez courante pour expliquer la fonction de transmission
culturelle de l’école.
On peut aussi concevoir la culture comme l’élaboration d’un triple
rapport : rapport au monde, rapport à soi, rapport aux autres (Charlot,
1997). La culture opère alors comme un médiateur de la conscience, qui
module les relations d’un individu avec lui‐même, avec les autres et le
monde. Selon Fernand Dumont (1994), le phénomène culturel se
dédouble en deux sphères de symboles, de signes et d’objets qui donnent
au monde une forme et une signification. Il y a une culture première,
assimilée au gré de l’interaction symbolique quotidienne, et une autre
culture, seconde celle‐là, qui est comme une reprise de la première pour
en dégager un sens. Ce qui est central chez Dumont, c’est le thème de la
réflexivité, qui recouvre à la fois l’idée d’une prise de distance à l’égard
de la culture première, et l’idée d’une élaboration d’une culture seconde,
réfléchie, incarnée dans des œuvres, des systèmes symboliques, des
pratiques, qui permet de dépasser ou de transcender le sens habituel de
la vie quotidienne.
Comme le montre la figure 1, la culture peut être ainsi comprise
comme un processus de construction et de transformation mettant en
relation un individu, qui comprend toujours le monde d’une certaine
manière (A), avec des acteurs, des objets et des pratiques culturels (B),
lesquels entrainent un travail d’apprentissage conscient et volontaire (C)
s’intégrant de façon créative à la structure de compréhension de
l’individu. De cet apprentissage résulte une appropriation (D) des
références de la culture seconde qui transforment la culture première du
sujet et son rapport au monde (D→A’→B’…).
RAPPORT À LA CULTURE ET APPROCHE CULTURELLE DE L’ENSEIGNEMENT
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Figure 1
E
Cette double boucle représentant le symbole mathématique de l’infini
illustre notre conception de l’apprentissage et de la culture, compris
comme un processus dialogique continu, toujours situé dans un
contexte, un ensemble de circonstances matérielles et relationnelles (E).
Une telle approche de l’apprentissage et de la culture interpelle les
enseignants et leurs formateurs d’une façon toute particulière. C’est
qu’on ne saurait escompter la prise en compte du rapport de l’élève à la
culture en formant les futurs enseignants au regard des seuls objets de
culture à enseigner. Autrement dit, il ne s’agit pas tant d’ajouter des
cours de culture dans un programme de formation que de travailler sur
le rapport des futurs enseignants à la culture. Le rapport à la culture
semble déterminant dans l’articulation de la culture avec les contenus
disciplinaires et dans la mise en œuvre de pratiques pédagogiques et
didactiques qui tiennent compte des capacités cognitives et symboliques
des élèves et de leur rapport à la culture. Cela signifie en formation
initiale à l’enseignement qu’il faut amener les étudiants à réfléchir sur
leur rapport à la culture, sur leur implication ou leur engagement
personnel et sur le sens qu’ils donnent aux pratiques et aux objets
culturels dans leurs relations avec le monde et les autres.
2. CADRE THÉORIQUE
Le cadre
théorie
théorique de notre étude s’appuie sur
microsociologique du rapport au savoir : « Le rapport au savoir est
rapport d’un sujet au monde, à soi‐même et aux autres. Il est rapport au
monde comme ensemble de significations mais aussi comme espace
d’activités ». (Charlot, 1997, p. 90) Comme le savoir – ou l’apprendre –, la
la
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culture doit être envisagée non pas uniquement comme un ensemble
d’objets constitués, mais aussi et surtout comme un processus
dynamique à travers lequel l’individu entre en relation avec lui‐même et
les autres. On peut dès lors définir le rapport à la culture comme un
ensemble de relations dynamiques d’un sujet situé avec des acteurs, des
pratiques, des savoirs et des objets culturels. C’est ce rapport qu’il s’agit
de comprendre, en analysant le rôle et l’importance de ses différentes
dimensions : épistémique, subjective et sociale.
La dimension épistémique désigne principalement la nature, la place
et le rôle des savoirs dans les relations que le sujet tisse avec le monde,
les autres et lui‐même. Elle amène le sujet à mobiliser les savoirs –
institués ou d’expérience – comme des médiateurs qui influenceront à
des degrés variables ses pratiques culturelles et sa compréhension du
monde. C’est dire que les savoirs peuvent jouer un rôle actif dans les
pratiques culturelles quelles qu’elles soient, des plus esthétiques,
intellectuelles et complexes aux plus populaires et spontanées.
La dimension subjective désigne le sujet, son histoire comme sujet de
culture (Jellab, 2001), son activité réflexive à l’égard des objets qu’il
s’approprie et des pratiques auxquelles il se livre, ainsi que ses
représentations de la culture. La dimension subjective recoupe aussi les
projets qui mobilisent le sujet et qui l’amèneront à s’engager dans des
pratiques culturelles, à se développer comme un sujet de culture. Les
aspects axiologiques y jouent aussi un rôle de premier plan. Ils désignent
la valeur ou le sens (Charlot, Bautier et Rochex, 1992) que l’individu
attribue à la culture. Cette question du sens est à la source de la
mobilisation du sujet dans des projets culturels : « […] fait sens pour un
individu quelque chose qui lui arrive et qui a des rapports avec d’autres
choses de sa vie, des choses qu’il a déjà pensées, des questions qu’il s’est
posées ». (Charlot, 1997) Enfin, les aspects psychoaffectifs du rapport à la
culture considèrent les sentiments et les désirs qui animent le sujet
(Beillerot, 2000) dans sa relation avec des objets ou des pratiques
culturels.
La dimension sociale place le sujet et son objet au cœur des relations
qu’ils tissent avec les hommes, les objets et les diverses interprétations
du monde – ce que Charlot (1997) distinguait sous les appellations de
« rapport à l’autre » et « rapport au monde ». Les relations qu’entretient
RAPPORT À LA CULTURE ET APPROCHE CULTURELLE DE L’ENSEIGNEMENT
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un individu avec ses camarades, ses pairs, sa famille, ses professeurs, ses
élèves… jouent un rôle prédominant dans son rapport à la culture, dans
la mesure où ces relations constituent des influences qui structurent le
rapport du sujet à la culture. De la même façon, les différentes
interprétations du monde auxquelles est confronté un individu dans
toutes ses relations sociales participent à la définition de son rapport à la
culture. Le développement du sujet ne peut se faire que dans
l’interaction avec l’autre, qui sera nécessairement porteur de culture, que
l’individu intègrera ou non à ses projets personnels.
DEUX PLANS D’UN MÊME RAPPORT
Dans la classe, le rapport à la culture de l’enseignant semble avoir un
impact sur le développement de la culture des élèves. C’est pourquoi il
nous faut distinguer deux plans complémentaires du rapport à la
culture, soit le plan individuel et le plan pédagogique.
Chaque individu entretient un rapport à la culture, réflexif ou non,
en adoptant une distance plus ou moins critique à l’égard de ses
pratiques et des acteurs culturels, peu importe sa profession, son
éducation, son origine sociale, ses idéologies, etc. Il en est de même pour
celui ou celle qui enseigne. La différence se situe dans l’intervention
professionnelle de l’enseignant, qui doit considérer ses élèves à se faire
des sujets de culture. C’est pourquoi nous distinguons clairement le plan
individuel du plan pédagogique, qui désigne le rapport qu’entretient
l’enseignant avec la culture, dans la mesure où il doit jouer le rôle du
passeur culturel au sens où l’entend Zakhartchouk (1999), de l’éveilleur,
et pas seulement du transmetteur de contenus institués, figés.
QUATRE TYPES DE RAPPORT À LA CULTURE
En considérant différentes typologies du rapport au savoir (Charlot,
Bautier et Rochex, 1992 ; Jellab, 2001 ; Caillot, 2001), nous avons
distingué quatre types de rapport à la culture : désimpliqué, scolaire,
instrumentaliste et
type
désimpliqué, le sujet occupe une place très importante, mais il fonctionne
sur le mode de l’autosuffisance, dans un rapport d’extériorité à la culture
seconde, comme le représente la figure suivante.
intégratif‐évolutif. Dans
le rapport de
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E. FALARDEAU & D. SIMARD
Figure 2
Il comprend le monde à partir de ses références premières (A), sans vivre
de rencontres significatives ou marquantes avec des acteurs, des objets
ou des savoirs culturels (B), d’où le tracé en pointillés qui illustre une
discontinuité dans le processus d’appropriation de la culture tel que
nous l’avons défini avec la figure 14. Les quelques rencontres furtives que
vit l’individu avec la culture n’ont pas de valeur à ses yeux et lui
procurent peu de plaisir.
Dans le rapport de type scolaire, l’individu reproduit la forme
scolaire dans ses activités culturelles, c’est‐à‐dire qu’il se soumet à des
procédures connues qu’il reproduit, apparentées au « métier d’élève »
(Bautier et Rochex, 1998, p. 42). Le rapport à la culture fonctionne ainsi
comme un rapport à l’objet, qu’il s’agit de saisir, de façon morcelée, sans
qu’il y ait reconstitution du tout dans lequel s’insèreraient les savoirs mis
en jeu. Ces derniers restent extérieurs au sujet, qui se plie à des
prescriptions qu’on ne remet pas en question et qui commandent
l’apprentissage de contenus légitimés. Le sujet accepte donc d’adopter
une posture de soumission à l’autorité institutionnelle, caractérisée par
une passivité à l’égard des savoirs, dans la mesure où il ne cherche pas à
questionner les objets, à les reconstruire pour les intégrer à un projet
personnel; s’il y a rencontre avec des objets culturels (B), on ne peut
parler de rencontres significatives donnant lieu à un apprentissage
conscient et volontaire (C) ni d’un niveau élevé d’activité du sujet, d’où
la rupture entre les phases B et C, dans le processus illustré par la figure
3.
4 Dans la suite de ce texte, les tracés en pointillés dans les différentes versions
de cette figure seront toujours à comprendre de la même manière.