Alexandre MADEN
Distinguer et représenter les minorités nomades du
Proche-Orient ottoman (1673-1831)
La représentation occidentale des peuples bédouins, kurdes, turcomans, et
yézidis – d’après les sources de langue française.
Mémoire de Master 2 « Sciences humaines et sociales »
Mention : Histoire et Histoire de l’art
Spécialité : Histoire des relations et des échanges culturels internationaux
de l’Antiquité à nos jours
sous la direction de M. Gilles MONTEGRE
Année universitaire 2014-2015
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« Voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l’avenir,
du fait qu’ils mettront en jeu eux aussi des hommes,
présenteront des similitudes ou des analogies. »
Thucydide (env. 460-395),
extrait de La guerre du Péloponnèse
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Introduction
« Depuis trois ou quatre cents ans que les habitants de l’Europe inondent les
autres parties du monde et publient sans cesse de nouveaux recueils de voyages et de
relations, je suis persuadé que nous ne connaissons d’hommes que les seuls Européens »1.
Jean-Jacques Rousseau posait ainsi la question de la fiabilité de la relation de voyage2 en
tant que source de réflexion des peuples étrangers3. C’est à partir de ces sources que les
philosophes des Lumières fondaient leurs opinions à propos de la société ottomane4.
Rousseau admettait que la culture d’origine façonnait la représentation mentale qu’un
individu pouvait se faire d’une réalité ou d’un événement dont il avait été témoin ;
autrement dit, il défendait l’idée selon laquelle on voit l’autre qu’à travers son point de vue :
« la philosophie ne voyage point »5.
La pertinence des relations de voyages pour l’étude des minorités
L’ethnocentrisme n’était pas seulement l’apanage de l’Occident. La tendance à
privilégier ses propres normes sociales s’exprimait autant chez les populations orientales :
« Dans la mesure où Orientaux et Occidentaux, appartenaient à deux mondes différents et
appliquant leur logique culturelle propre, sont souvent incapables de reconnaître la validité
d’une autre norme que la leur6. » L’altérité ne doit pas être appréhendée en tant que reflet
unique de mentalités différentes des nôtres. Selon Roger Chartier, dans « Le monde comme
représentation », c’est une révolution philologique, opérée dans les années 1970, qui a fait
basculer l’histoire des mentalités vers l’histoire des représentations7. À la manière
d’Elisabetta Borromeo, certains historiens choisissent de partir d’une histoire culturelle du
social ce qui permet d’élargir par la suite leurs champs d’études vers des thématiques plus
précises : « Les relations de voyage sont et demeurent une source d’informations et
pourraient constituer une base intéressante et non négligeable pour la connaissance
1 J.-J. Rousseau, Œuvres complètes de J. J. Rousseau, Mises dans un nouvel ordre, avec des notes
historiques et des éclaircissements ; Par Victoir-Donatien Musset-Pathay, Tome I, Chez P. Dupont, Paris,
1823, p. 341.
2 Voir glossaire, p. 181
3 T. Todorov, Nous et les autres, La réflexion française sur la diversité humaine, Éditions du Seuil,
Collection La Couleur Des Idées, Paris, 1989, p. 28
4 S. Neaimi, L’Islam au siècle des Lumières. Images de la civilisation islamique chez le philosophes français
du XVIIIe siècle, Éditions L’Harmattan, Paris, 2003, p. 20.
5 J.-J. Rousseau, op. cit., p. 342.
6 S. Moussa, La relation orientale, Enquête sur la communication dans les récits de voyage en Orient (1811-
1861), Éditions Klincksieck, Paris, 1995, p. 180.
7 R. Chartier, « Le monde comme représentation », dans Annales, Économies, Sociétés, Civilisations,
Volume 44, Numéro 6, 1989.
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historique tant de l’Empire ottoman que des relations que les Occidentaux entretenaient
avec lui8 ». L’histoire des représentations ne doit donc pas faire abstraction des réalités
décrites qui trop souvent ont été exclues du champ d’étude9. Cette opinion était celle
défendue par le voyageur Constantin-François Volney qui visita l’empire ottoman à la fin
du XVIIIe siècle : « j’ai pensé que le genre des Voyages appartenait à l’Histoire, et non
aux Romans. »10. À la différence de Rousseau, Volney voyait à travers la relation de
voyage une certaine contribution à la science et à la connaissance historique.
Le contenu des relations de voyages reste toutefois étroitement lié aux bagages
culturels des auteurs. Issus de milieux aises et instruits de la societe occidentale, ces
voyageurs sont des hommes, temoins de leur temps. Ils sont des spectateurs plus ou moins
fideles, plus ou moins attentifs du monde qui les entoure tout en etant egalement les
interpretes. Il s’agit de s’interroger sur la portee du temoignage en considerant son
influence eventuelle sur les courants d’opinion d’Occident. Il faut considerer la vision des
auteurs en rapport avec ce que vehicule la representation collective. En ce sens, le recit de
voyage est une accumulation de données. Les recits sur lesquels nous avons base cette
etude se veulent de vrais temoignages d’experiences vecues, inventees ou parfois même
empruntees à d’autres auteurs. L’historien qui souhaite étudier les relations de voyages se
doit donc « d’être attentif à déceler ce qui est le fait de l’homme voyageur-observateur, par
rapport à l’objet réel observé11. »
Selon Elisabetta Borromeo, les relations de voyages permettent aux chercheurs « de
faire émerger de nouvelles questions, de nouveaux domaines d’enquête et d’apporter ainsi
leur contribution à la recherche historique12. » Si les éléments contenus dans les relations
de voyage semblent constituer au premier abord un véritable trésor en matière de
recherche, l’étude de leur contenu pose inéluctablement des difficultés d’ordre
historiographique : « La méconnaissance de la valeur du récit du voyage comme source
historique (…) fait que les chercheurs ont aujourd’hui à leur disposition assez peu
d’ouvrages leur proposant des outils de travail permettant l’exploitation de cette source13. »
8 E. Borromeo, Voyageurs occidentaux dans l’Empire ottoman (1600-1644), Volume I, Institut Français
d’études anatoliennes, Éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 2007, p. 22.
9 Ibid, p. 30.
10 C.-F. Volney, dans Préface de Voyage en Syrie et en Égypte, pendant les années 1783, 1784 et 1785, Avec
deux Cartes géographiques et deux Planches gravées, représentant les Ruines du Temple du Soleil à Balbek,
et celle de la ville de Palmyre, dans le désert de la Syrie, Tome I, Volland (et) Desenne, Paris, 1787, p. X.
11 Y. Bernard, L’Orient du XVIe siècle à travers les récits des voyageurs français : Regards portés sur la
société musulmane, Éditions L’Harmattan, Collection Histoire et Perspectives Méditerranéennes, 1988, Paris,
p. 24.
12 E. Borromeo, op. cit., p. 33.
13 Ibid, p. 30
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