Titre de l’article : Le Cadre de santé formateur à l’ère de l’universitarisation
de la formation infirmière. Dynamiques identitaires et enjeux de
professionnalisation
Décompte du nombre de signes : 31 696
Mots
clés : universitarisation,
identité,
identité professionnelle,
formateur,
professionnalisation, représentation, valeur, héritage, environnement, avenir
Résumé :
A l’heure où il est question d’une universitarisation croissante et globale de la formation
infirmière, les Cadres de santé formateurs s’interrogent non seulement sur la place
qu’ils pourront occuper dans les futures organisations, mais aussi sur le sens qu’ils y
trouveront. Devenir formateur en soins infirmiers ne relève bien souvent pas du hasard.
C’est une orientation professionnelle qui s’enracine dans un vécu, des valeurs, des
représentations qu’il convient d’explorer afin de tenter de comprendre dans quelle
mesure les formateurs sont en capacité de se projeter dans un avenir professionnel en
pleine restructuration, et de déceler les stratégies identitaires qui peuvent se mettre à
l’œuvre. De plus, cette universitarisation est à
l’origine d’une dynamique
professionnalisante dont il reste à déterminer si les formateurs en seront les sujets ou les
objets. (747 signes)
Abstract :
While an issue regarding a growing and global integration of nursing education into
university is rising, educators wonder not only about their role as players in the future
organizations, but also about the sense to be found in them. Becoming educators in
nursing cares is not often a matter of chance. It is a career path, which takes root in
experience, values, representations which would be advisable to explore in order to
attempt to understand how educators are able to project themselves in a high
restructuring professional future, and to uncover the identity strategies that can be set to
work. Moreover, this integration to university is the origin of a professional dynamic of
which we would have to determine if educators will be the subjects or the objects. (644
signs)
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INTRODUCTION
Chargé de formation dans un Institut de Formation en Soins Infirmiers (IFSI), nos
premiers pas dans la pédagogie se font dans un contexte de réforme sans précédent de
l’ingénierie de la formation infirmière. La refonte du référentiel de formation infirmier
de 2009 a eu des conséquences majeures dans le quotidien du Cadre de santé formateur1
qui, amené à un changement de paradigme, a vu son positionnement, ses postures, ses
missions, son rapport aux autres, aux savoirs…prendre une tournure inédite. Alors que
la transformation de ses repères, bien qu’intégrée, est encore perceptible aujourd’hui, le
voilà à nouveau mis au défi avec la nouvelle impulsion donnée au processus
d’universitarisation de la formation infirmière depuis début 2018, avec la mise en place
d’un comité de suivi de l’universitarisation des formations en santé. Il s’agit ainsi
d’analyser la portée de la réingénierie de la formation infirmière, aussi bien dans les
pratiques professionnelles de ceux qui les accompagnent, que dans la (re)définition de
leur identité professionnelle. De même, quel est le rapport des formateurs à ce processus
d’universitarisation et en quoi vient-il interroger leur professionnalité ? Cette réflexion
ne peut s’appréhender qu’à travers une approche diachronique, en tenant compte des
héritages et des opportunités d’évolution propres à chacun. Nous nous sommes attachés
à problématiser notre réflexion en ancrant notre vécu expérientiel dans une approche
contextuelle et un étayage théorique articulé autour de trois concepts phares. Cela nous
a permis de définir le cadre et la méthode de notre recherche sur lesquels s’est appuyé
notre protocole d’investigation. Les résultats de celle-ci nous ont enfin permis de
vérifier la viabilité de nos hypothèses de recherche et d’ouvrir notre réflexion sur des
perspectives professionnelles et nouvelles.
1 Par commodité et dans le but d’en alléger la lecture, nous parlerons de « formateur » dans le
reste de l’article.
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I.
MATERIEL ET METHODE
1.1 Eléments de constat et objectivation
1.1.1 De l’évolution de la formation infirmière…
La profession infirmière n’a émergé que très récemment, dans la première moitié du
XXe siècle, et cela n’a pu se faire que grâce à un affranchissement lent et progressif du
corps médical (Le Calvé, 2014). D’une fonction purement technique et d’assistance,
l’infirmière a accédé à un profil de plus en plus polyvalent. Des compétences propres lui
ont été reconnues, telles que celles de poser un diagnostic infirmier ou d’inscrire ses
actions dans une démarche de soins globale. La réforme de 2009, en se plaçant dans la
droite ligne des accords de Bologne de 1999, est ainsi venue couronner une réflexion
qui visait à répondre à la quête de reconnaissance et de valorisation des infirmiers. Mais
la définition du métier d’infirmier, telle qu’elle apparaît dans le référentiel qui en
découle, inclut également en ses termes les dimensions sociétales auxquelles la
profession s’est adaptée au fil des ans. L’évolution de la formation des futurs
professionnels est corollaire à celle de la société et du monde de la santé (Boissart,
2017). Le souci constant de répondre au plus près aux besoins de la population, tout en
maintenant la qualité des prestations et en maîtrisant les coûts qu’elles entrainent, doit
être au cœur des pratiques soignantes et de leur apprentissage, et ce dès la formation
initiale. L’ingénierie de la formation infirmière ne peut désormais plus se départir d’une
réflexion sur la complexité du monde dans laquelle elle s’insère, cette complexité
constituant même un socle pour repenser les pratiques professionnelles (Morin, 2002).
Du reste, le Développement Professionnel Continu (DPC), apparu dans la loi Hôpital-
Patient-Santé-Territoire (HPST) de 2009 et confirmé dans la loi de modernisation du
système de santé de 2016, abonde dans cette recherche constante d’amélioration de la
qualité des soins dispensés, de l’évaluation des pratiques et de la gestion des risques. De
nouvelles compétences se dessinent donc pour
les professionnels, notamment
paramédicaux, laissant entrevoir des perspectives d’évolution désormais ouvertes avec
les passerelles que permet la reconnaissance du grade Licence des étudiants infirmiers
aujourd’hui diplômés. La part croissante de ces derniers envisageant une poursuite
d’étude en Master après l’obtention de leur diplôme d’Etat en est une illustration
parlante. En se calquant sur le modèle LMD, la formation infirmière convoque
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désormais de nouveaux acteurs : les universitaires. Le référentiel de 2009 a également
introduit de nouvelles méthodes d’apprentissage : posture réflexive, analyse de pratique
professionnelle, alternance pleinement intégrative… Autant de « nouveautés », perçues
tantôt comme un risque, tantôt comme une opportunité (Le Calvé, 2014), que les
formateurs en IFSI ont eu à s’approprier.
1.1.2 …à ses conséquences pour les formateurs
Si la reconnaissance d’une compétence infirmière propre a nécessité du temps, il en va
de même pour celle des formateurs en soins infirmiers : c’est avec l’évolution et la
spécification progressive de la formation des premiers que se sont posés les termes des
rôles et des missions des seconds (Goudeaux, Loraux, Sliwka, 2003). L’évolution
sémantique caractérisant la qualification des professionnels des IFSI est en ce sens
évocatrice (Boudier, 2005). Les formateurs ne sont plus tant dans un rôle transmissif de
connaissances mais ils veillent à leur donner sens, notamment en les faisant vivre à
travers une dialogie théorie/pratique, afin que l’apprenant se les approprie. Ce dernier
devient pleinement constructeur de ses savoirs, le formateur lui fournissant les outils et
matériaux nécessaires à cette construction. Il réunit les conditions nécessaires à
l’instauration d’un climat capacitant (Muller, 2016) propice aux apprentissages. Le
formateur se retrouve à l’interface de deux partenariats, avec les professionnels de
terrains et avec l’université. Avec celle-ci, il co-construit des modalités pédagogiques,
des
évaluations
qui
fassent
coïncider
logique
universitaire
et
logique
professionnalisante. Or, cette coopération ne va pas nécessairement de soi.
L’intervention des universitaires peut parfois être perçue comme déstabilisante,
incarnant tout à la fois une chance et une source d’enrichissement indéniable, et une
remise en question des savoirs des formateurs et de leurs capacités à les transmettre.
Force est de constater que ces derniers restent le plus souvent très attachés à leur cœur
de métier qui, pour certains, ne saurait être abordé que par eux : comment la formation
de futurs soignants pourrait-elle s’envisager sans la présence, l’expérience de
formateurs qui ont été eux-mêmes soignants ? Question d’autant plus sensible si l’on
part du postulat que soigner et former puisent leur sens dans un socle commun,
l’apprenant ayant insensiblement remplacé le patient (Perrier, 2014). Le référentiel de
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2009, en instaurant une part quasi-égale des différents acteurs dans le processus de
formation de l’étudiant, induit le partage d’une culture commune, passant par la
connaissance des compétences spécifiques de chacun afin d’assurer une cohérence
d’ensemble garante de conditions d’apprentissage optimales. Cette intercompréhension
implique également d’intégrer des caractéristiques générationnelles. Les formateurs se
doivent en effet de tenir compte des valeurs de la jeunesse qu’ils accompagnent
(Hausey-Leplat, 2011) et la philosophie socio-constructiviste, qui sous-tend le
référentiel de 2009, induit un renouvellement des rapports qu’ils entretiennent avec elle.
Ainsi, avec ces évolutions, c’est l’identité même du formateur en soins infirmiers qui est
interrogée alors qu’elle n’était pas encore clairement identifiée (Boudier, 2005). Du
reste, la redéfinition de ses compétences et la réingénierie de la formation Cadre de
santé en général, sont elles-mêmes en projet depuis plusieurs années. D’une « fonction
de formation », que le Cadre de santé semble incarner à part entière, il est désormais
question de « management de la formation ». Une distanciation semble ainsi
s’instaurer : le Cadre serait une sorte d’architecte, rendant la formation opérationnelle,
lui donnant du sens mais ne l’incarnant plus à lui seul (Alberti, 2012). Etre formateur est
donc un véritable métier qui reste toutefois à construire lorsque l’on pousse la porte
d’un IFSI (Demol, 2002). Mais qu’en est-il de cette construction aujourd’hui, alors que
le processus d’universitarisation de la formation infirmière est appelé à s’accélérer et à
se renforcer ? Un défi de taille semble se profiler pour les formateurs, qui semblent
encore parfois à la recherche d’eux-mêmes. Il nous a alors paru nécessaire d’en revenir
aux fondamentaux en abordant plusieurs concepts dont le premier semble s’imposer
comme une évidence.
1.1.3 Qu’est-ce qu’un formateur ? qu’est-ce que former ?
Etymologiquement, le mot « formateur » vient du latin « formator », « celui qui donne
la forme ». Certains écrits mettent en avant cette dimension ontologique de « former »
(Fabre, 1994). Du reste, si l’on parle de formateurs, cela induit qu’ils ont en face d’eux
des « formés », terme qui fait débat au point qu’on lui préfère aujourd’hui celui
d’apprenant, le gérondif attestant qu’il s’agit d’un processus actif toujours renouvelé.
L’apprenant n’est donc pas appelé à devenir la « créature » du formateur (Meirieu,
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1996), mais bien l’acteur réflexif et autonome de sa formation. Cela pose de fait la
question du positionnement du formateur dans ce processus, positionnement qu’il
adopte mais aussi que l’organisation (en l’occurrence le référentiel de formation et son
institut de rattachement) lui attribue (Boissart, 2017). Si l’on se réfère à la modélisation
de Fabre (1994), le formateur se situe au carrefour entre logique psychologique et
logique sociale. Il participe à « l’éducation » de l’apprenant, c’est-à-dire qu’il l’aide à
croître, à grandir en
s’inscrivant
progressivement dans un processus de
professionnalisation tout en conservant sa singularité. Il l’oriente vers la réalité
professionnelle tout en respectant son développement personnel, notamment le rythme
auquel cette mutation s’effectue. Afin que cet accompagnement soit optimal, il serait
opportun que le formateur reste « connecté » au terrain, aux évolutions dont il est
l’objet, aux politiques de santé, afin de garantir l’actualisation et la pertinence des
dispositifs pédagogiques proposés aux étudiants (De Singly, 2009). Cela justifie la
formation commune des Cadres de santé, qu’ils soient amenés à exercer en unité de soin
ou en IFSI. Mais cela n’induit-il pas une tension et une forme de paradoxe avec la
reconnaissance de compétences et d’une identité professionnelle propres ? De
nombreuses questions entourent la fonction de formateur : doit-il nécessairement être un
Cadre de santé ? Un manager ? Où exercera-t-il demain ? Quels contours doit prendre sa
formation s’il est amené à intervenir dans un dispositif de plus en plus universitaire ?
(Bouveret, Lima, Michon, Grangeat, 2012). Le formateur se trouve dans une position de
« marginal-sécant » (Crozier, Friedberg, 1977), ayant un pied dans deux « mondes »
différents et essayant de contrôler la zone d’incertitude qui les sépare. L’enjeu est qu’il
devienne effectivement acteur des changements qui se profilent, qu’il soit en mesure de
mettre en place des actions significatives lui permettant de se réaliser et de parfaire son
identité, notamment professionnelle. Mais comment définit-t-il celle-ci, et y parvient-il
à tout le moins ?
1.1.4 En quête d’identité
L’on se définit par rapport à ce que l’on est mais aussi par rapport à quelque chose ou à
quelqu’un d’autre (Drouin-Hans, 2006) : voici d’emblée le paradoxe que présente ce
concept complexe à appréhender. A cela s’ajoute son caractère foncièrement variable et
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évolutif dans le temps. Bien que toute définition fixée semble illusoire, l’identité serait
une construction sans cesse renouvelée, un fragile équilibre, voire un compromis, entre
identité individuelle et identité collective (Mucchielli, 1986). L’identité d’un être
humain ou d’un groupe ne peut se percevoir qu’à travers la relation qu’il entretient avec
son environnement et les autres, qui sont par essence changeants et évolutifs. Ainsi,
dans un monde où les évolutions sociétales s’amplifient et où les environnements se
transforment de façon incessante, les individus peuvent être déstabilisés et se mettre en
quête de nouveaux repères. L’identité sociale est le fruit des référents mobilisés pour
tenter de définir l’autre et de se définir soi-même. Viennent s’y mêler le contexte, le
ressenti, l’affect, l’impression que l’on éprouve vis-à-vis de ses activités… Si l’on
s’identifie aussi en fonction de ce qui fait sens pour soi, il est légitime de penser que le
formateur sera d’autant plus sensible, dans sa quête d’identité, au sens qu’il donne à ses
pratiques au quotidien et à ses échanges avec les autres. De même, le sentiment
d’identité eriksonien est corolaire au rapport aux autres, au sentiment de reconnaissance,
à la capacité de percevoir la spécificité de son rôle au sein d’une organisation, de la
confiance dont on peut être l’objet et que l’on peut avoir en ses partenaires… Au regard
de tous ces éléments, qu’en est-il de ce sentiment identitaire chez les formateurs
aujourd’hui ? Nous percevons bien la dimension résolument sociale de l’identité qui se
retrouve également dans son acception professionnelle. Le travail a une valeur
fondamentalement socialisatrice (Sainsaulieu, 1977) et la construction de l’identité
professionnelle passe forcément par l’autre, notamment par la nature des relations avec
ses pairs et avec sa hiérarchie. Cette identité pour autrui (Dubar, 1991) implique par
conséquent l’investissement de l’individu dans les organisations et, pour ce qui est du
formateur, de prendre part aux évolutions systémiques de son environnement de travail,
d’y trouver du sens tout en conservant la spécificité de son rôle auprès de l’étudiant
dans un dispositif de formation aux contours de plus en plus mouvants. Ce processus de
construction identitaire visant à la fois l’accomplissement personnel, la reconnaissance
sociale et une consonance existentielle (Bajoit, 2003), constitue un enjeu non dépourvu
de risques. Des tensions, voire des crises identitaires (Kaddouri, 2006) peuvent en effet
se faire jour et amener le formateur à mobiliser des stratégies afin de ne pas être objet
mais acteur des évolutions à venir. Ainsi, il ne s’agit plus de déterminer les
conséquences que la réforme de 2009 a pu avoir sur le quotidien professionnel du
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formateur mais bien d’axer notre réflexion sur les moyens dont il dispose pour être
partie prenante de ces évolutions et de celles à venir. En ce sens, sa propre dynamique
de professionnalisation peut en constituer un puissant levier.
1.1.5 La professionnalisation : quels enjeux pour quelle (re)connaissance ?
Le processus de professionnalisation apparaît effectivement d’emblée comme
permettant d’accéder à un état, une situation jugée meilleure. Ainsi, si l’on part du
postulat que l’universitarisation est nécessaire à la professionnalisation d’une activité, à
sa valorisation et à sa reconnaissance (Bourdoncle, 2000), comment ne pas faire le
parallèle avec les évolutions qu’a connu et va connaître la formation infirmière ? Les
savoirs eux-mêmes ont été professionnalisés en étant rendus relativement abstraits et
organisés, tout en restant applicables à des situations concrètes (que l’on pense à
l’ensemble des concepts qui sont abordés au cours de la formation) et transmis, pour la
plupart, par des universitaires ou, à tout le moins, par des formateurs ayant une
reconnaissance universitaire (Master, voire Doctorat). Comment alors ne pas envisager
qu’une universitarisation plus marquée de la formation des formateurs contribuerait
également à leur professionnalisation, à leur reconnaissance, voire à la construction et
au renforcement d’une identité professionnelle spécifique ? La professionnalisation
revêt dès lors à son tour une dimension résolument sociale, permettant à l’individu de se
reconnaître, de donner du sens à ses pratiques, à son positionnement au sein
d’organisations complexes. Les dispositifs de professionnalisation visent ainsi à
« convertir » les identités des apprenants, quels qu’ils soient (Boissart, 2017). Mais au-
delà du développement personnel, la professionnalisation induit également des
évolutions pour les organisations en elles-mêmes, amenant des bouleversements et des
interrogations nouvelles qui peuvent à leur tour devenir levier de professionnalisation :
un véritable « cercle vertueux » peut ainsi être à l’œuvre.
Toutefois, si une profession revêt un caractère multidimensionnel nécessitant, certes de
posséder un ensemble de savoirs, mais aussi de s’inscrire dans un groupe qui
revendique ses compétences et ses valeurs (Wittorski, 2013), nous pouvons dès lors
nous demander si les formateurs en constituent une et s’ils perçoivent ce sentiment
d’appartenance. Leur professionnalité peut se fonder sur leur culture d’origine (leur
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