L’École nationale professionnelle d’Armentières entre
formation, technique et industrie au début du XXe siècle
Stéphane Lembré
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 L’École nationale professionnelle d’Armentières
entre formation, technique et industrie au début du XXe siècle 
Stéphane Lembré
Maître de conférences en histoire contemporaine
Université d’Artois – CREHS
ESPE Lille Nord de France 
Contemporaine des premières réalisations voulues par l’État républicain en matière d’enseignement
technique, la naissance des écoles nationales professionnelles (ENP), définies dans la loi du 11 dé-
cembre  1880  sur  les  écoles  manuelles  d’apprentissage,  rassemble  trois  intentions  des  législateurs.
Ces ensembles pédagogiques ambitieux créés par le décret du 9 juillet 1881 sur les « écoles natio-
nales primaires supérieures et professionnelles préparatoires à l’apprentissage », rebaptisés ensuite
ENP, vont du niveau élémentaire à la formation pratique d’ouvriers et de contremaîtres et sont l’un
des  instruments  de  la  politique  volontariste  de  développement  de  l’instruction  primaire,  traduite
dans  les  mois  qui  suivent  par  la  gratuité,  l’obligation  d’instruction  (6-13  ans)  et  la  laïcité  de
l’enseignement  public.  Comme  les  écoles  primaires  supérieures  confirmées  par  la  loi  Goblet  de
1886,  les  ENP  s’inscrivent  dans  une  démarche  de  conciliation  des  intérêts  économiques  locaux,
grâce  au  personnel  qualifié  qu’elles  doivent  fournir1.  La  « crise  de  l’apprentissage »  dénoncée  à
l’envi  durant  la Belle Époque soulignait notamment l’éloignement  de l’école et  de l’entreprise.  À
l’accord général quant à leur rapprochement nécessaire s’opposaient des débats vifs sur les modali-
tés  de  l’apprentissage.  Les  structures  d’enseignement  technique  « intermédiaire »  mises  en  place
peu à peu depuis les années 1880, comme les écoles pratiques de commerce et d’industrie (EPCI) et
les ENP étaient destinées à la formation de  ce personnel technique  « moyen » du commerce et de
l’industrie  dont  la  France  avait  tant  besoin  selon  l’avis  largement  partagé  des  responsables  poli-
tiques et économiques. La faiblesse des effectifs cantonnait toutefois ces établissements à une place
marginale2.  Pourtant,  leur  évolution  fut  à  bien  des  égards  solidaire  de  celle  des  autres  ordres
d’enseignement.  L’administration  et  la  pédagogie  des  établissements  furent  progressivement  défi-
nies. Après  les  « sections  normales »  ouvertes  depuis  1891,  une  école  normale  de  l’enseignement
technique ouvrit ses portes en 1912 pour former spécifiquement des professeurs. Cette institutionna-
lisation  touchait  aux  méthodes  et  aux  moyens  d’enseignement,  entre  prescriptions  nationales  et
adaptations aux spécialisations économiques locales.
Encore faut-il, pour remplir cette mission de diffusion du savoir technique, que ces écoles trouvent
leur public. Les deux premières ENP sont créées en 1881 à Vierzon (Cher) et Voiron (Isère). La troi-
sième  est  ouverte  à  Armentières  (Nord)  en  1887.  Ce  type  d’établissement  concentrait  alors  de
grands espoirs. Jules Ferry, en posant en qualité de président du Conseil la première pierre de l’ENP
de Vierzon, avait salué l’« ardeur au progrès » des édiles locaux qui avaient souhaité cette école. En
rappelant  que  « le  travail  des  ateliers  met  en  œuvre  incessamment  toutes  les  découvertes  de  la
science », Ferry plaidait pour un enseignement professionnel qui donne à l’ouvrier l’amour de son
métier3.  Pour  les  républicains  au  gouvernement,  les  ENP  doivent  promouvoir  les  progrès  scienti-
fiques par les moyens dont elles disposent et les enseignements qui y sont dispensés.
La municipalité d’Armentières avait effectué en février 1882 des démarches auprès du ministère de 
1 Michel Pigenet,  « L’ENP de Vierzon et le problème de la formation professionnelle dans une  ville ouvrière (années
1880-1914) »,  Revue  historique,  572,  octobre-décembre  1989,  367-389 ;  Henri  Coutis,  La  « Nat’ »  a  cent  ans.
Voiron 1886-1986. Un siècle d’enseignement technologique (1988). Sur les écoles primaires supérieures, voir Jean-
Pierre-Briand  et  Jean-Michel  Chapoulie,  Les  Collèges  du  peuple.  L’enseignement  primaire  supérieur  et  le
développement de la scolarisation prolongée sous la Troisième République (2e éd. Rennes : Presses universitaires de
Rennes, 2011). 
2 Philippe Marchand, « L’enseignement technique et professionnel en France, 1800-1919. Essai de bilan
historiographique », Techniques et culture, 45, 2005, 15-35.
3 « Inauguration de l’école d’enseignement professionnel de Vierzon », Revue internationale de l’enseignement, janvier-
juin 1883, 574-581.
1
 l’Instruction  publique  pour  la  création  d’une  école  d’apprentissage.  La  spécialisation  textile
d’Armentières  s’est  construite  autour  du  lin,  relancé  à  partir  des  années  1840  grâce  à
l’industrialisation. Elle est, complété par le coton dans les années 1890. Plus mécanisée, l’activité
textile  liée  au  coton  rencontre  aussi  une  concurrence  plus  forte  que  celle  du  lin.  La  place
d’Armentières  est  organisée  autour  de  la  toile,  avec  pour  clientèle  les  hôpitaux  et  l’armée.
L’industrie linière est confrontée à des difficultés économiques croissantes et mise au défi de la mo-
dernisation.
Le décret du 20 avril 1882 autorise le préfet du Nord, dont le rôle fut déterminant pour convaincre
localement de l’intérêt d’une ENP, à acquérir 40 000 m² de terrain. Après avoir installé les facultés
lilloises, le ministre de l’Instruction publique  Eugène Spuller vient le 6 novembre 1887 à Armen-
tières inaugurer l’ENP  fréquentée par 91  élèves. Admiratif de  cet  établissement imposant, Spuller
voyait dans ce « vaste organisme […] une usine, un laboratoire dont la pièce maîtresse est une ma-
chine  à  vapeur4 ».  Derrière  la  métaphore  du  laboratoire  et  de  l’usine  perçait  déjà  l’ambition  d’un
« système entier d’éducation5 » dans lequel, au sein de la République, l’école serait inséparable de
la vie économique, scientifique et technique.
On souhaite ici étudier à partir de l’ENP d’Armentières, envisagé comme interface entre formation,
technique  et  industrie,  les  relations  qui  purent  se  développer  entre  l’enseignement  technique  et  le
monde économique au seuil du XXe siècle. Quelles pratiques et quels dispositifs pédagogiques ont
paru les plus opportuns pour transmettre des savoirs techniques « utiles » ? Comment ont-ils permis
de convaincre les professionnels des enjeux de la formation technique ? L’évolution du statut et des
pratiques autour de ce « laboratoire6 » témoigne du défi que représente l’implantation d’un disposi-
tif  pédagogique  ambitieux  dans  une  ville  industrielle  moyenne  spécialisée  dans  l’industrie  textile.
Plus  largement,  ce  sont  les  relations  entre  l’école,  le  métier  et  la  cité  que  les  promoteurs  de
l’établissement espèrent bouleverser grâce aux apports des progrès scientifiques et techniques. 
Armentières, l’ENP et la formation technique : l’enthousiasme et « l’indifférence7 »
Comme les autres ENP, celle d’Armentières rencontre donc des difficultés dans ses premières an-
nées8.  De  1887  à  1899,  malgré  les  efforts  de  son  personnel  et  de  ses  promoteurs,  l’ENP
d’Armentières peine à trouver sa place et à justifier les investissements initiaux considérables con-
sentis principalement par l’État et la municipalité (1,7 million de francs au total).
La  croissance  du  recrutement  est  en  effet  limitée :  l’effectif  dépasse  les  200  élèves  au  milieu  des
années 1890, puis stagne à moins de 300 élèves jusqu’en 1900, avant un doublement en une décen-
nie.  Il  est  encore  difficile  de  faire  reconnaître  l’utilité  de  la  formation  technique  scolarisée,  aussi
bien de la part des responsables économiques que pour les familles attachées au salaire modeste que
ramènent  les  enfants  employés  dans  l’industrie9.  Le  recrutement  des  élèves  dans  l’école
d’apprentissage s’avère  difficile à assurer. Sans  doute faut-il évoquer la  place de l’établissement :
l’ENP est  fréquemment  décrite,  en raison  de son ampleur, comme  « une  ville dans la ville10 », au 
4  Eugène  Spuller,  Au  Ministère  de  l’Instruction  publique  1887.  Discours,  allocutions,  circulaires  (Paris :  Hachette,
1888),  314-322 ;  L’Echo  du  Nord,  8  novembre  1887 :  « M.  Spuller  à  Armentières » ;  Nathalie  Bayon,  Eugène
Spuller  (1835-1896).  Itinéraire  d’un  républicain  entre  Gambetta  et  le  Ralliement  (Villeneuve-d’Ascq :  Presses
universitaires du Septentrion, 2006). 
5 Eugène Spuller, op. cit., 317.
6 On emploiera « laboratoire » pour désigner, dans cet article, l’école en tant que laboratoire d’essai pour les réformes 
éducatives.
7 Terme employé à propos du développement de l’ENP d’Armentières par le ministre de l’Instruction publique dans une
lettre au recteur de l’académie de Douai, 15 octobre 1892 : Arch. dép. Nord 2 T 2738.
8  Catherine  Vanacker-Dhorme,  Les  débuts  de  l’enseignement  professionnel  dans  le  Nord  et  l’Ecole  nationale
professionnelle  d’Armentières  1850-1932  (mémoire  de  maîtrise,  Université  Lille  3,  1984) ;  id.,  « Les  débuts  de
l’enseignement  professionnel  dans  le  Nord :  l’exemple  de  l’ENP  d’Armentières »,  Revue  du  Nord,  266,  juillet-
septembre 1985, 749-767. 
9 D’après les données réunies dans le Bulletin de l’enseignement technique publié par l’Association française pour le
développement de l’enseignement technique (AFDET), 1898 à 1911.
10 Lettre de l’inspecteur général au ministre de l’Instruction publique, 7 avril 1887, Arch. nat. F17/11709.
2
 risque  de  former  un  isolat  faiblement  intégré  dans  son  environnement.  Néanmoins,  là  où  perce
l’admiration pour cet ensemble architectural et pédagogique conçu selon les préceptes hygiénistes
de l’époque, apparaît aussi le problème : ce « palais scolaire » rompt avec l’architecture industrielle
environnante11. La place accordée à la formation pratique était particulièrement développée dans les
ENP. Installée sur quatre hectares et pourvue de 12 000 m² de constructions, l’école d’Armentières
comprend en 1900, derrière le bâtiment principal, cinq ateliers censés reproduire « l’apprentissage
d’autrefois12 »  et  exercer  la  dextérité  des  élèves :  menuiserie  (42  établis),  fonderie,  ajustage  (92
étaux) et forge s’organisent autour de la centrale d’électricité13. L’atelier de tissage, qui jouxte cette
dernière, est  divisé en  atelier mécanique et  atelier d’études. Ce dernier, créé  en 1895, permet  aux
élèves  de  créer  leurs  tissus  sur  des  métiers  de  dimension  réduite.  L’autonomie  d’une  ENP  qui  se
suffit à elle-même, grâce à ses installations très complètes, fait courir le risque de l’isolement. Or,
quel  intérêt  à  cette  localisation  dans  une  cité  textile  en  pleine  expansion,  si  les  relations sont  très
limitées  entre  les  industriels  et  l’établissement ?  L’intégration  de  l’ENP  dans  la  cité  textile
d’Armentières, dont les industriels s’enrichissent principalement dans le travail du lin et du coton,
ne  satisfait  guère  ses  promoteurs.  Les  premiers  responsables  de  l’école  notent  avec  amertume
l’indifférence quasi générale des industriels vis-à-vis de la formation technique. Les caractéristiques
de l’industrialisation d’Armentières, ville de 29 000 habitants en 1901, expliquent largement cette
réalité. La difficulté à fixer cette population ouvrière flottante d’environ 8 000 ouvriers, très mobile
de  part  et  d’autre  de  la  frontière  avec  la  Belgique,  ne  facilitait  pas  le  développement  de
l’enseignement  technique14.  Institution  promue  par  les  autorités,  autour  d’un  patronat  républicain
porté à la tête de la municipalité en 1877 en la personne du manufacturier Auguste Mahieu et avec
le soutien du gouvernement, comme le confirment les nombreuses visites officielles, jusqu’à celle
du général André, ministre de la Guerre, en mai 1903, l’ENP doit vaincre la méfiance du patronat
catholique et conservateur15.
La nomination en 1900 d’Edmond Labbé en tant que directeur de l’ENP signe le temps du change-
ment,  bien  que  de  nombreux  éléments  propices  à  cette  réorientation  aient  existé  préalablement  et
que  Labbé  ait  lui-même  participé  par  la  suite  à  l’héroïsation  de  son  action  à  la  tête  de
l’établissement. Né en 1868, précédemment instituteur de 1886 à 1890, puis professeur de sciences
à l’ENP de Vierzon,  Labbé dirige celle d’Armentières jusqu’en 1907, avant  de devenir inspecteur
général de l’enseignement technique16. En vertu de la loi de finances du 13 avril 1900, le ministère
de  l’Instruction  publique  perd  la  charge  de  l’enseignement  technique  au  profit  du  ministère  du 
11  Charles  Chipiez,  « L’École  nationale  professionnelle  d’Armentières »,  Revue  générale  d’architecture,  tome  XLIII,
1886. Voir Marc Saboya, Presse et architecture au XIXe siècle. César Daly et la revue générale de l’architecture et
des travaux publics (Paris : Picard, 1991). 
12 Joseph Roux, Les écoles nationales professionnelles (Armentières, Nantes, Vierzon, Voiron) (Paris : Vuibert, 1916), 8.
L’auteur est alors directeur de l’ENP de Vierzon.
13 Plans de l’ENP d’Armentières : Arch. nat. F12/11709 et Catherine Vanacker-Dhorme, Les débuts…, op. cit.
14 Didier Terrier, « Le grand remue-ménage : la mobilité géographique des populations ouvrières de la vallée de la Lys
au  milieu  du  XIXe  siècle »,  Revue  du  Nord,  tome  LXXIX,  n°320-321,  1997,  549-575 ;  Claire  Lemercier  et  Paul-
André Rosental, « Pays ruraux et découpage de l’espace : les réseaux migratoires dans la région lilloise au milieu du
XIXe  siècle »,  Population,  2000,  vol.  55,  4,  691-725 ;  Katleen  Dillen,  « From  one  textile  centre  to  another:
migrations from the district of Ghent to the city of Armentières (France) during the second half of the 19th century »,
Revue belge d’histoire contemporaine, XXXI, 2001, 3-4, 431-452. 
15 Jean-Marie Wiscart, Au temps des grands liniers : les Mahieu d’Armentières 1832-1938. Une bourgeoisie textile du
Nord (Arras : Artois Presses Université, 2010), 98. Voir Frédéric Ghesquier-Krajewski, La lys et le lin (1750-1914) :
les  hommes,  l’espace  et  le  temps  (thèse  de  doctorat,  Université  Lille  3,  2002) ;  Jean-Luc  Mastin,  Capitalisme
régional et financement de l’industrie, région lilloise, 1850-1914 (thèse de doctorat, Université Lille 3, 2007) ; Jean
Lambert-Dansette,  Quelques  familles  du  patronat  textile  de  Lille  Armentières  (1789-1914)  (Lille :  Raoust  et  Cie,
1954). 
16 Gérard Bodé, « Edmond Labbé, une vie au service de l’enseignement technique », dans Renaud d’Enfert et Virginie
Fonteneau  (dir.),  Espaces  de  l’enseignement  scientifique  et  technique.  Acteurs,  savoirs,  institutions,  XVIIe-XXe
siècles (Paris : Hermann, coll. « Histoire des sciences », 2011), 131-143. Sur son action dans le Nord, on se permet
de  renvoyer  à  Stéphane  Lembré,  L’école  des  producteurs.  Activités  économiques  et  institutionnalisation  de  la
formation au travail dans la région du Nord des années 1860 aux années 1930 (thèse de doctorat, Université Lille 3,
2011). 
3
 Commerce et de l’Industrie. Au moment de ce changement, le directeur Labbé prend grand soin de
louer l’engagement de l’Université dans « la conception, la fondation et la prospérité d’une œuvre
qui  n’a  de  similaire  ni  en  France  ni  à  l’étranger17 ».  Partisan  résolu  de  la  tutelle  du  ministère  du
Commerce et de l’Industrie sur l’enseignement technique, Labbé renvoie ainsi l’Université vers ses
conceptions académiques éloignées de la vie économique et du progrès technique. Avec cette nou-
velle tutelle, les évolutions sont rapides. Le cycle des études est porté à quatre ans, l’admission se
fait désormais sur concours puis est créée une classe « spéciale » réservée aux élèves qui souhaitent
présenter le concours d’entrée aux écoles nationales d’arts et métiers – celle de Lille vient d’ouvrir
en 1900. Ces modifications rendirent possible un dialogue plus constructif avec les représentants du
commerce et de l’industrie. Les difficultés rencontrées par l’ENP et que rencontrent la plupart des
établissements  d’enseignement  technique  français,  amènent  la  direction  de  l’établissement,  en  ac-
cord  avec  l’administration  ministérielle,  à  faire  évoluer  progressivement  le  positionnement  de
l’institution.  Deux  axes  sont  privilégiés  afin  de  mieux  articuler  l’implantation  locale  et  le  projet
national :  la  modification  des  pratiques  d’enseignement  et  la  meilleure  prise  en  compte  des  « be-
soins » de l’industrie textile locale.
Le positionnement s’accompagne d’évolutions pédagogiques. De nouveaux enseignants sont recru-
tés dans les disciplines techniques comme dans les disciplines générales, des personnels en charge
des  ateliers  sont  embauchés.  De  plus,  l’arrimage  à  la  vie  économique  régionale  est  assuré  par  les
conseils  d’administration  et  de  perfectionnement18.  Outre  un  conseiller  général  radical  et
l’inspecteur  général  de  l’enseignement  technique  Paul  Jacquemart,  représentant  du  ministre  du
Commerce  et  de  l’Industrie,  on  trouve  au  conseil  d’administration,  en  novembre  1900,  plusieurs
fabricants de toiles, comme Henri Chas ou Feinte, l’administrateur des établissements Kuhlmann et
l’ingénieur Parent, directeur des ateliers de la Compagnie Fives-Lille. Le président de la chambre de
commerce y siège en application du décret du 29 août 190319. En 1905, un comité de patronage est
également  constitué,  fort  de  40  membres,  principalement  des  industriels  et  des  ingénieurs,  parmi
lesquels  quatre  fabricants  de  toiles  d’Armentières  dont  à  nouveau  Henri  Chas,  qui  avait  soutenu
avec conviction la construction de l’ENP vingt ans plus tôt20.
Le développement en 1905, à partir de l’atelier de tissage, d’un laboratoire d’essais sur textiles, con-
formément au souhait du jeune syndicat des fabricants de toiles d’Armentières, Houplines et locali-
tés environnantes21, s’inscrit dans ces nouvelles relations voulues avec les acteurs de la vie écono-
mique  locale.  Le  laboratoire  de  l’ENP  et  l’atelier  de  tissage  se  voient  ainsi  assigner  un  rôle
d’interface  scientifique  et  technique  entre  les  promoteurs  de  l’établissement  d’enseignement  tech-
nique  et  les  industriels  textiles  locaux.  À  la  faveur  de  cette  création  s’esquisse  une  configuration
locale dans laquelle se jouent les relations entre pratiques d’enseignement et pratiques de métier. 
L’atelier  de  tissage  et  le  laboratoire  de  conditionnement :  lieux  d’acculturation  commune
entre l’ENP et les industriels 
L’importance de l’adaptation locale des formations dispensées
La vocation pédagogique originelle des ENP est double :
« Elles fournissent aux diverses industries, plus spécialement aux industries mécaniques, des sujets
instruits, exercés à la pratique d’un métier, et capables de devenir dans la suite, grâce à leurs con-
naissances  scientifiques  et  techniques,  des  contremaîtres,  des  chefs  d’équipe,  des  chefs  d’atelier,
voire même des directeurs d’usines ; en second lieu, elles préparent leurs élèves aux écoles profes-
17 Rapport mensuel du directeur de l’ENP d’Armentières, mars 1900, Arch. dép. Nord, 2 T 2742.
18 Un décret du 24 août 1891 avait déjà institué un conseil d’administration et un comité de patronage auprès de chaque 
ENP. La rareté de leurs réunions explique cette relance.
19 Bulletin de l’enseignement technique, AFDET, 1900-1904
20 Bulletin de l’enseignement technique, n°7, 8 avril 1905.
21  Marie Teneul,  Le  syndicat  des  fabricants  de  toiles  d’Armentières,  Houplines  et  environs  (1903-1934)  (mémoire  de 
maîtrise, Université Lille 3, 1998).
4
 sionnelles d’un ordre plus élevé22 ».
Dans le premier cas, la scolarité dans les ENP dure quatre années, réduite à trois pour les élèves qui
préparent  dans  une  « section  spéciale »  en  troisième  année  l’entrée  dans  les  écoles  nationales  des
arts et métiers. Après les deux premières années consacrées à l’enseignement général et au début de
l’apprentissage industriel, la section normale passe en 1902 d’une à deux années (les troisième et
quatrième années), incluant les mathématiques élémentaires, l’électricité industrielle, la chimie in-
dustrielle,  la  mécanique  théorique  et  appliquée,  la  technologie,  l’économie  industrielle,  la  législa-
tion ouvrière, l’hygiène industrielle, la comptabilité et le dessin industriel appliqué à la profession.
À  cet  enseignement  scientifique  industriel  s’ajoutent  des  travaux  pratiques  et  des  manipulations
dans les ateliers et laboratoires de l’ENP, des visites aux établissements industriels environnants23.
Trois  principes  guident  alors  le  développement  des  ENP,  et  plus  généralement  des  écoles  tech-
niques : l’adaptation aux « besoins spécifiques des diverses régions », la souplesse « extrême » des
programmes qui en est le corollaire indispensable, enfin l’orientation de l’enseignement profession-
nel vers  « les réalités de l’apprentissage ». L’ensemble doit convaincre les  « gens pratiques », mé-
fiants à l’égard de la scolarisation des apprentissages, des avantages de cet apprentissage à l’école24.
Les enseignements de l’ENP sont assurés par un corps professoral renouvelé autour de 1900 par de
nombreux départs et l’arrivée de fonctionnaires précédemment en poste dans des EPCI, des écoles
nationales d’arts et métiers ou des autres ENP. Il faut  y ajouter les charges de cours occupées par
des spécialistes reconnus. Né en 1868 dans une famille de filateurs, James Dantzer, dont le grand-
père  maternel  écossais  a  participé  au  transfert  de  technologie  vers  la  France  au  milieu  du  XIXe
siècle, est réclamé par le patronat local en 1893 et chargé d’un cours de tissage à l’ENP à partir de
189525. Après une préparation à l’école professionnelle de Reims, James Dantzer est reçu à l’école
des arts et métiers de Châlons-sur-Marne. Il en sort diplômé en 1887 et s’embauche comme simple
mécanicien dans une filature rémoise, puis gravit très vite les échelons et enseigne les arts textiles à
Reims de 1891 à 1893, avant de rejoindre, à la demande du patronat textile du Nord, l’Institut in-
dustriel du Nord et l’École supérieure de commerce de Lille. En 1897, il obtient la chaire de filature
à l’École nationale des arts et industries textiles de Roubaix. Son influence sur la modernisation de
l’industrie textile nordiste est décisive, sa compétence et son énergie lui permettent de devenir, en
1912,  professeur  de  filature  et  de  tissage  au  Conservatoire  national  des  arts  et  métiers  (CNAM),
poste qu’il occupe jusqu’à sa retraite en 193726. Il est remplacé à Armentières par son frère Robert
Dantzer, auparavant professeur du cours de tissage à la Société industrielle d’Amiens.
L’action des frères Dantzer rappelle l’importance de l’adaptation locale des formations dispensées.
Pour rendre l’ENP légitime, cette adaptation est  indispensable. Elle ne se réduit toutefois pas à la
préparation de futurs personnels pour l’industrie locale. Il faut en effet tenir compte du peu d’intérêt
manifesté par les entrepreneurs textiles pour un personnel formé autrement que sur le tas, puisque
souvent le savoir-faire d’un seul – l’entrepreneur lui-même, selon une tradition ancienne, ou un in-
génieur recruté expressément – suffit aux besoins, de même que la moindre rémunération d’un per-
sonnel sans formation n’encourage pas la formation technique. Dès lors, c’est sur la reconnaissance
des besoins de formation technique que doivent agir les responsables de l’ENP, à commencer par la
formation technique de la deuxième ou troisième génération d’entrepreneurs textiles27. Alors que les
pionniers  de  l’industrialisation  nordiste  apparaissaient  comme  des  entrepreneurs  autodidactes,  la 
22 Joseph Roux, op. cit., 9.
23 Ibid.
24 Louis Barbe,  « La situation actuelle de l’enseignement professionnel en France et à  l’étranger », conférence reprise
dans le volume publié par la Ligue française de l’enseignement : La Question de l’apprentissage (Paris : au siège de
la Ligue française de l’enseignement, 1913), 5-32. Louis Barbe est professeur à l’ENP d’Armentières. 
25 Vincent Viet, « Dantzer, James (1868-1940) », dans Claudine Fontanon et André Grelon (dir.), Les professeurs du
CNAM. Dictionnaire biographique 1794-1955 (Paris : INRP / CNRS, 1994), tome I, 385-393.
26 Il y organise d’ailleurs un laboratoire de filature et de tissage : Recherches et inventions, n°69, 4 août 1923, 742-744.
27 Maurice Lévy-Leboyer, « Le patronat français a-t-il échappé à la loi des trois générations ? », Le Mouvement social,
n°132, juillet-septembre 1985, repris dans Patrick Fridenson (dir.),  Industrialisation et sociétés, 1880-1970 (Paris :
éd.  de  l’Atelier,  1997) ;  Jean-Pierre  Hirsch,  « La  région  lilloise :  foyer  industriel  ou  place  de  négoce ? »,  Le
Mouvement social, n°132, juillet-septembre 1985, 37-38. 
5
 montée  de  la  concurrence  économique  et  la  diversification  des  systèmes  techniques  obligent  à  se
former. Loin d’exister a priori, ces besoins sont ou peuvent être construits par la démonstration de
l’utilité des savoirs scientifiques et techniques.
Aussi  la présence,  à la rentrée scolaire 1895, de  deux industriels d’Armentières,  Feinte et  Dudru-
mez,  venus  suivre  en  auditeurs  libres  le  cours  de  tissage  dispensé  en  vue  de  la  spécialisation  des
élèves, est-elle déterminante. L’année suivante, ils sont rejoints par les industriels Villard, Boucher
et Poirier, considérés d’après le rapport du directeur comme « des élèves ordinaires et réguliers », à
la tête d’entreprises de taille moyenne. L’intérêt est évident :
« La présence de ces messieurs ne fait point dévier le cours de son programme et de sa méthode ;
l’enseignement s’adresse à nos élèves proprement dits. Elle a, par contre, de sérieux avantages : la
fréquentation de ces cinq auditeurs oblige nos élèves à la tenue, au respect d’eux-mêmes ; elle les
pénètre de la valeur des leçons qu’ils reçoivent ; elle leur crée des relations qui pourront leur être
utiles à leur sortie de l’École28 ».
La création du laboratoire de l’ENP relève de cette logique. En avril 1905, le syndicat des fabricants
de toiles d’Armentières, créé en 1903 au plus fort de la grève des tisseurs et dont 30 entreprises sont
membres  en  1904  (soit  90 %  des  tissages  de  la  région  d’Armentières),  approuve  le  principe  de
l’installation à l’ENP d’un « laboratoire technique d’essais de toile et de fils ». Pour sa part, Labbé
le qualifie de « laboratoire d’essais et d’analyses en vue du conditionnement des tissus ». Il est pré-
vu de compléter ce dispositif à la désignation encore hésitante par un cours professé aux membres
du syndicat désireux de l’utiliser. L’inauguration de la salle d’essais, pièce centrale du laboratoire,
est annoncée fièrement par le directeur pour le 6 juillet 1905 :
« à partir de lundi prochain nous serons en mesure de procéder à des essais dynamométriques sur
tissus et fils de toute nature, de conditionner les matières de laine, soie, fil et coton, d’opérer le ti-
trage des filés de toute nature, d’essayer la torsion des fils simples et multiples, de vérifier la pro-
preté et la régularité des fils, etc. […] Les Ministères de la Marine, de la Guerre et des Colonies, à
qui  sont  faites  les  principales  fournitures,  seraient  informés  de  sa  création  et  invités  à  y  envoyer
leurs agents chargés de la réception des marchandises. Il s’établirait ainsi une unité de vues, de mé-
thode et de procédés entre les fabricants et les administrations clientes en ce qui concerne le con-
trôle des fournitures29 »
Satisfaits  des  gages  donnés  à  leurs  besoins  spécifiques,  certains  industriels  textiles  se  montreront
par la suite moins méfiants à l’égard de l’ENP, recrutant plus régulièrement les élèves diplômés et
renforçant ainsi l’intégration du laboratoire à l’économie textile locale. 
Les enjeux des essais sur textile
L’évolution de l’ENP relève d’une conception de la formation technique qui vise la qualité des pro-
duits  et  qui  met  au  service  de  la  vie  économique  locale  les  instruments  techniques  du  laboratoire
scolaire. La recherche par le corps enseignant d’une amélioration de la qualité des toiles d’Armen-
tières, réputées pour leur solidité mais souvent jugées frustes, s’appuie sur l’abondante production
de lin dans les Flandres et sur le travail du coton, sous la forme d’étoffes pour les draps, les vête-
ments  de  travail  et  les  toiles  d’extérieur  en  coton.  Le  laboratoire  réunit  l’enseignement  de  la
« science des textiles » et le contrôle de leur qualité. Ainsi, le modeste laboratoire scolaire devient la
pierre angulaire d’un dispositif institutionnel, pédagogique et scientifique ambitieux. Dans le travail
d’essai et de conditionnement, il devient un site de production et de transmission de connaissances,
conformément au rôle qui lui était de plus en plus dévolu au XIXe siècle. Plutôt qu’un espace phy-
sique de recherche, il s’agit d’un environnement de « reconfiguration » des entités sociales, insépa-
rable du travail de la matière textile et de l’utilisation d’outils techniques30. Les essais effectués au 
28 Rapport du directeur de l’ENP d’Armentières, deuxième quinzaine de novembre 1896, Arch. dép. Nord, 2 T 2742.
29 Courrier d’Edmond Labbé à Louis Colombier, Armentières, 7 avril 1905. Arch. nat. du monde du travail 1994 
007/0185.
30 Dominique Vinck, Sciences et société. Sociologie du travail scientifique (Paris : Armand Colin, 2007), 235-236. Sur
le  laboratoire  et  la  construction  des  savoirs,  voir  François  Caron,  La  dynamique  de  l’innovation.  Changement 
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 laboratoire s’inscrivent pour les élèves dans la démarche inductive par ailleurs recommandée  dans
l’enseignement primaire depuis les années 1880 et  pour l’enseignement des sciences depuis la ré-
forme des lycées de 190231. L’introduction aux programmes des ENP de 1909 en atteste :
« Le professeur ne perdra jamais de vue qu’il n’a pas à former des ingénieurs ; il évitera donc avec
soin toutes les questions qu’il n’est pas possible d’aborder dans un cours élémentaire et se bornera à
celles  dont  la  connaissance  est  utile  à  l’homme  de  métier,  au  praticien.  Il  se  gardera  de  toute  dé-
monstration  théorique  dépassant  le  niveau  des  élèves  et  utilisera  la  méthode  expérimentale  toutes
les fois qu’il le pourra. À l’enseignement livresque, passif, basé sur la mémoire des mots, il préfére-
ra les méthodes actives qui mettent en œuvre l’effort personnel, la volonté, l’initiative. Apprendre
en agissant, telle doit être la règle dans nos Écoles32. »
La méthode inductive est poussée à son extrême, puisqu’il ne s’agit plus ici de reproduire le travail
que les élèves auront à faire une fois devenus ouvriers ou contremaîtres, mais de réaliser des essais
pour  l’industrie,  sur  la  matière  textile  travaill