L’École nationale professionnelle d’Armentières entre
formation, technique et industrie au début du XXe siècle
Stéphane Lembré
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L’École nationale professionnelle d’Armentières
entre formation, technique et industrie au début du XXe siècle
Stéphane Lembré
Maître de conférences en histoire contemporaine
Université d’Artois – CREHS
ESPE Lille Nord de France
Contemporaine des premières réalisations voulues par l’État républicain en matière d’enseignement
technique, la naissance des écoles nationales professionnelles (ENP), définies dans la loi du 11 dé-
cembre 1880 sur les écoles manuelles d’apprentissage, rassemble trois intentions des législateurs.
Ces ensembles pédagogiques ambitieux créés par le décret du 9 juillet 1881 sur les « écoles natio-
nales primaires supérieures et professionnelles préparatoires à l’apprentissage », rebaptisés ensuite
ENP, vont du niveau élémentaire à la formation pratique d’ouvriers et de contremaîtres et sont l’un
des instruments de la politique volontariste de développement de l’instruction primaire, traduite
dans les mois qui suivent par la gratuité, l’obligation d’instruction (6-13 ans) et la laïcité de
l’enseignement public. Comme les écoles primaires supérieures confirmées par la loi Goblet de
1886, les ENP s’inscrivent dans une démarche de conciliation des intérêts économiques locaux,
grâce au personnel qualifié qu’elles doivent fournir1. La « crise de l’apprentissage » dénoncée à
l’envi durant la Belle Époque soulignait notamment l’éloignement de l’école et de l’entreprise. À
l’accord général quant à leur rapprochement nécessaire s’opposaient des débats vifs sur les modali-
tés de l’apprentissage. Les structures d’enseignement technique « intermédiaire » mises en place
peu à peu depuis les années 1880, comme les écoles pratiques de commerce et d’industrie (EPCI) et
les ENP étaient destinées à la formation de ce personnel technique « moyen » du commerce et de
l’industrie dont la France avait tant besoin selon l’avis largement partagé des responsables poli-
tiques et économiques. La faiblesse des effectifs cantonnait toutefois ces établissements à une place
marginale2. Pourtant, leur évolution fut à bien des égards solidaire de celle des autres ordres
d’enseignement. L’administration et la pédagogie des établissements furent progressivement défi-
nies. Après les « sections normales » ouvertes depuis 1891, une école normale de l’enseignement
technique ouvrit ses portes en 1912 pour former spécifiquement des professeurs. Cette institutionna-
lisation touchait aux méthodes et aux moyens d’enseignement, entre prescriptions nationales et
adaptations aux spécialisations économiques locales.
Encore faut-il, pour remplir cette mission de diffusion du savoir technique, que ces écoles trouvent
leur public. Les deux premières ENP sont créées en 1881 à Vierzon (Cher) et Voiron (Isère). La troi-
sième est ouverte à Armentières (Nord) en 1887. Ce type d’établissement concentrait alors de
grands espoirs. Jules Ferry, en posant en qualité de président du Conseil la première pierre de l’ENP
de Vierzon, avait salué l’« ardeur au progrès » des édiles locaux qui avaient souhaité cette école. En
rappelant que « le travail des ateliers met en œuvre incessamment toutes les découvertes de la
science », Ferry plaidait pour un enseignement professionnel qui donne à l’ouvrier l’amour de son
métier3. Pour les républicains au gouvernement, les ENP doivent promouvoir les progrès scienti-
fiques par les moyens dont elles disposent et les enseignements qui y sont dispensés.
La municipalité d’Armentières avait effectué en février 1882 des démarches auprès du ministère de
1 Michel Pigenet, « L’ENP de Vierzon et le problème de la formation professionnelle dans une ville ouvrière (années
1880-1914) », Revue historique, 572, octobre-décembre 1989, 367-389 ; Henri Coutis, La « Nat’ » a cent ans.
Voiron 1886-1986. Un siècle d’enseignement technologique (1988). Sur les écoles primaires supérieures, voir Jean-
Pierre-Briand et Jean-Michel Chapoulie, Les Collèges du peuple. L’enseignement primaire supérieur et le
développement de la scolarisation prolongée sous la Troisième République (2e éd. Rennes : Presses universitaires de
Rennes, 2011).
2 Philippe Marchand, « L’enseignement technique et professionnel en France, 1800-1919. Essai de bilan
historiographique », Techniques et culture, 45, 2005, 15-35.
3 « Inauguration de l’école d’enseignement professionnel de Vierzon », Revue internationale de l’enseignement, janvier-
juin 1883, 574-581.
1
l’Instruction publique pour la création d’une école d’apprentissage. La spécialisation textile
d’Armentières s’est construite autour du lin, relancé à partir des années 1840 grâce à
l’industrialisation. Elle est, complété par le coton dans les années 1890. Plus mécanisée, l’activité
textile liée au coton rencontre aussi une concurrence plus forte que celle du lin. La place
d’Armentières est organisée autour de la toile, avec pour clientèle les hôpitaux et l’armée.
L’industrie linière est confrontée à des difficultés économiques croissantes et mise au défi de la mo-
dernisation.
Le décret du 20 avril 1882 autorise le préfet du Nord, dont le rôle fut déterminant pour convaincre
localement de l’intérêt d’une ENP, à acquérir 40 000 m² de terrain. Après avoir installé les facultés
lilloises, le ministre de l’Instruction publique Eugène Spuller vient le 6 novembre 1887 à Armen-
tières inaugurer l’ENP fréquentée par 91 élèves. Admiratif de cet établissement imposant, Spuller
voyait dans ce « vaste organisme […] une usine, un laboratoire dont la pièce maîtresse est une ma-
chine à vapeur4 ». Derrière la métaphore du laboratoire et de l’usine perçait déjà l’ambition d’un
« système entier d’éducation5 » dans lequel, au sein de la République, l’école serait inséparable de
la vie économique, scientifique et technique.
On souhaite ici étudier à partir de l’ENP d’Armentières, envisagé comme interface entre formation,
technique et industrie, les relations qui purent se développer entre l’enseignement technique et le
monde économique au seuil du XXe siècle. Quelles pratiques et quels dispositifs pédagogiques ont
paru les plus opportuns pour transmettre des savoirs techniques « utiles » ? Comment ont-ils permis
de convaincre les professionnels des enjeux de la formation technique ? L’évolution du statut et des
pratiques autour de ce « laboratoire6 » témoigne du défi que représente l’implantation d’un disposi-
tif pédagogique ambitieux dans une ville industrielle moyenne spécialisée dans l’industrie textile.
Plus largement, ce sont les relations entre l’école, le métier et la cité que les promoteurs de
l’établissement espèrent bouleverser grâce aux apports des progrès scientifiques et techniques.
Armentières, l’ENP et la formation technique : l’enthousiasme et « l’indifférence7 »
Comme les autres ENP, celle d’Armentières rencontre donc des difficultés dans ses premières an-
nées8. De 1887 à 1899, malgré les efforts de son personnel et de ses promoteurs, l’ENP
d’Armentières peine à trouver sa place et à justifier les investissements initiaux considérables con-
sentis principalement par l’État et la municipalité (1,7 million de francs au total).
La croissance du recrutement est en effet limitée : l’effectif dépasse les 200 élèves au milieu des
années 1890, puis stagne à moins de 300 élèves jusqu’en 1900, avant un doublement en une décen-
nie. Il est encore difficile de faire reconnaître l’utilité de la formation technique scolarisée, aussi
bien de la part des responsables économiques que pour les familles attachées au salaire modeste que
ramènent les enfants employés dans l’industrie9. Le recrutement des élèves dans l’école
d’apprentissage s’avère difficile à assurer. Sans doute faut-il évoquer la place de l’établissement :
l’ENP est fréquemment décrite, en raison de son ampleur, comme « une ville dans la ville10 », au
4 Eugène Spuller, Au Ministère de l’Instruction publique 1887. Discours, allocutions, circulaires (Paris : Hachette,
1888), 314-322 ; L’Echo du Nord, 8 novembre 1887 : « M. Spuller à Armentières » ; Nathalie Bayon, Eugène
Spuller (1835-1896). Itinéraire d’un républicain entre Gambetta et le Ralliement (Villeneuve-d’Ascq : Presses
universitaires du Septentrion, 2006).
5 Eugène Spuller, op. cit., 317.
6 On emploiera « laboratoire » pour désigner, dans cet article, l’école en tant que laboratoire d’essai pour les réformes
éducatives.
7 Terme employé à propos du développement de l’ENP d’Armentières par le ministre de l’Instruction publique dans une
lettre au recteur de l’académie de Douai, 15 octobre 1892 : Arch. dép. Nord 2 T 2738.
8 Catherine Vanacker-Dhorme, Les débuts de l’enseignement professionnel dans le Nord et l’Ecole nationale
professionnelle d’Armentières 1850-1932 (mémoire de maîtrise, Université Lille 3, 1984) ; id., « Les débuts de
l’enseignement professionnel dans le Nord : l’exemple de l’ENP d’Armentières », Revue du Nord, 266, juillet-
septembre 1985, 749-767.
9 D’après les données réunies dans le Bulletin de l’enseignement technique publié par l’Association française pour le
développement de l’enseignement technique (AFDET), 1898 à 1911.
10 Lettre de l’inspecteur général au ministre de l’Instruction publique, 7 avril 1887, Arch. nat. F17/11709.
2
risque de former un isolat faiblement intégré dans son environnement. Néanmoins, là où perce
l’admiration pour cet ensemble architectural et pédagogique conçu selon les préceptes hygiénistes
de l’époque, apparaît aussi le problème : ce « palais scolaire » rompt avec l’architecture industrielle
environnante11. La place accordée à la formation pratique était particulièrement développée dans les
ENP. Installée sur quatre hectares et pourvue de 12 000 m² de constructions, l’école d’Armentières
comprend en 1900, derrière le bâtiment principal, cinq ateliers censés reproduire « l’apprentissage
d’autrefois12 » et exercer la dextérité des élèves : menuiserie (42 établis), fonderie, ajustage (92
étaux) et forge s’organisent autour de la centrale d’électricité13. L’atelier de tissage, qui jouxte cette
dernière, est divisé en atelier mécanique et atelier d’études. Ce dernier, créé en 1895, permet aux
élèves de créer leurs tissus sur des métiers de dimension réduite. L’autonomie d’une ENP qui se
suffit à elle-même, grâce à ses installations très complètes, fait courir le risque de l’isolement. Or,
quel intérêt à cette localisation dans une cité textile en pleine expansion, si les relations sont très
limitées entre les industriels et l’établissement ? L’intégration de l’ENP dans la cité textile
d’Armentières, dont les industriels s’enrichissent principalement dans le travail du lin et du coton,
ne satisfait guère ses promoteurs. Les premiers responsables de l’école notent avec amertume
l’indifférence quasi générale des industriels vis-à-vis de la formation technique. Les caractéristiques
de l’industrialisation d’Armentières, ville de 29 000 habitants en 1901, expliquent largement cette
réalité. La difficulté à fixer cette population ouvrière flottante d’environ 8 000 ouvriers, très mobile
de part et d’autre de la frontière avec la Belgique, ne facilitait pas le développement de
l’enseignement technique14. Institution promue par les autorités, autour d’un patronat républicain
porté à la tête de la municipalité en 1877 en la personne du manufacturier Auguste Mahieu et avec
le soutien du gouvernement, comme le confirment les nombreuses visites officielles, jusqu’à celle
du général André, ministre de la Guerre, en mai 1903, l’ENP doit vaincre la méfiance du patronat
catholique et conservateur15.
La nomination en 1900 d’Edmond Labbé en tant que directeur de l’ENP signe le temps du change-
ment, bien que de nombreux éléments propices à cette réorientation aient existé préalablement et
que Labbé ait lui-même participé par la suite à l’héroïsation de son action à la tête de
l’établissement. Né en 1868, précédemment instituteur de 1886 à 1890, puis professeur de sciences
à l’ENP de Vierzon, Labbé dirige celle d’Armentières jusqu’en 1907, avant de devenir inspecteur
général de l’enseignement technique16. En vertu de la loi de finances du 13 avril 1900, le ministère
de l’Instruction publique perd la charge de l’enseignement technique au profit du ministère du
11 Charles Chipiez, « L’École nationale professionnelle d’Armentières », Revue générale d’architecture, tome XLIII,
1886. Voir Marc Saboya, Presse et architecture au XIXe siècle. César Daly et la revue générale de l’architecture et
des travaux publics (Paris : Picard, 1991).
12 Joseph Roux, Les écoles nationales professionnelles (Armentières, Nantes, Vierzon, Voiron) (Paris : Vuibert, 1916), 8.
L’auteur est alors directeur de l’ENP de Vierzon.
13 Plans de l’ENP d’Armentières : Arch. nat. F12/11709 et Catherine Vanacker-Dhorme, Les débuts…, op. cit.
14 Didier Terrier, « Le grand remue-ménage : la mobilité géographique des populations ouvrières de la vallée de la Lys
au milieu du XIXe siècle », Revue du Nord, tome LXXIX, n°320-321, 1997, 549-575 ; Claire Lemercier et Paul-
André Rosental, « Pays ruraux et découpage de l’espace : les réseaux migratoires dans la région lilloise au milieu du
XIXe siècle », Population, 2000, vol. 55, 4, 691-725 ; Katleen Dillen, « From one textile centre to another:
migrations from the district of Ghent to the city of Armentières (France) during the second half of the 19th century »,
Revue belge d’histoire contemporaine, XXXI, 2001, 3-4, 431-452.
15 Jean-Marie Wiscart, Au temps des grands liniers : les Mahieu d’Armentières 1832-1938. Une bourgeoisie textile du
Nord (Arras : Artois Presses Université, 2010), 98. Voir Frédéric Ghesquier-Krajewski, La lys et le lin (1750-1914) :
les hommes, l’espace et le temps (thèse de doctorat, Université Lille 3, 2002) ; Jean-Luc Mastin, Capitalisme
régional et financement de l’industrie, région lilloise, 1850-1914 (thèse de doctorat, Université Lille 3, 2007) ; Jean
Lambert-Dansette, Quelques familles du patronat textile de Lille Armentières (1789-1914) (Lille : Raoust et Cie,
1954).
16 Gérard Bodé, « Edmond Labbé, une vie au service de l’enseignement technique », dans Renaud d’Enfert et Virginie
Fonteneau (dir.), Espaces de l’enseignement scientifique et technique. Acteurs, savoirs, institutions, XVIIe-XXe
siècles (Paris : Hermann, coll. « Histoire des sciences », 2011), 131-143. Sur son action dans le Nord, on se permet
de renvoyer à Stéphane Lembré, L’école des producteurs. Activités économiques et institutionnalisation de la
formation au travail dans la région du Nord des années 1860 aux années 1930 (thèse de doctorat, Université Lille 3,
2011).
3
Commerce et de l’Industrie. Au moment de ce changement, le directeur Labbé prend grand soin de
louer l’engagement de l’Université dans « la conception, la fondation et la prospérité d’une œuvre
qui n’a de similaire ni en France ni à l’étranger17 ». Partisan résolu de la tutelle du ministère du
Commerce et de l’Industrie sur l’enseignement technique, Labbé renvoie ainsi l’Université vers ses
conceptions académiques éloignées de la vie économique et du progrès technique. Avec cette nou-
velle tutelle, les évolutions sont rapides. Le cycle des études est porté à quatre ans, l’admission se
fait désormais sur concours puis est créée une classe « spéciale » réservée aux élèves qui souhaitent
présenter le concours d’entrée aux écoles nationales d’arts et métiers – celle de Lille vient d’ouvrir
en 1900. Ces modifications rendirent possible un dialogue plus constructif avec les représentants du
commerce et de l’industrie. Les difficultés rencontrées par l’ENP et que rencontrent la plupart des
établissements d’enseignement technique français, amènent la direction de l’établissement, en ac-
cord avec l’administration ministérielle, à faire évoluer progressivement le positionnement de
l’institution. Deux axes sont privilégiés afin de mieux articuler l’implantation locale et le projet
national : la modification des pratiques d’enseignement et la meilleure prise en compte des « be-
soins » de l’industrie textile locale.
Le positionnement s’accompagne d’évolutions pédagogiques. De nouveaux enseignants sont recru-
tés dans les disciplines techniques comme dans les disciplines générales, des personnels en charge
des ateliers sont embauchés. De plus, l’arrimage à la vie économique régionale est assuré par les
conseils d’administration et de perfectionnement18. Outre un conseiller général radical et
l’inspecteur général de l’enseignement technique Paul Jacquemart, représentant du ministre du
Commerce et de l’Industrie, on trouve au conseil d’administration, en novembre 1900, plusieurs
fabricants de toiles, comme Henri Chas ou Feinte, l’administrateur des établissements Kuhlmann et
l’ingénieur Parent, directeur des ateliers de la Compagnie Fives-Lille. Le président de la chambre de
commerce y siège en application du décret du 29 août 190319. En 1905, un comité de patronage est
également constitué, fort de 40 membres, principalement des industriels et des ingénieurs, parmi
lesquels quatre fabricants de toiles d’Armentières dont à nouveau Henri Chas, qui avait soutenu
avec conviction la construction de l’ENP vingt ans plus tôt20.
Le développement en 1905, à partir de l’atelier de tissage, d’un laboratoire d’essais sur textiles, con-
formément au souhait du jeune syndicat des fabricants de toiles d’Armentières, Houplines et locali-
tés environnantes21, s’inscrit dans ces nouvelles relations voulues avec les acteurs de la vie écono-
mique locale. Le laboratoire de l’ENP et l’atelier de tissage se voient ainsi assigner un rôle
d’interface scientifique et technique entre les promoteurs de l’établissement d’enseignement tech-
nique et les industriels textiles locaux. À la faveur de cette création s’esquisse une configuration
locale dans laquelle se jouent les relations entre pratiques d’enseignement et pratiques de métier.
L’atelier de tissage et le laboratoire de conditionnement : lieux d’acculturation commune
entre l’ENP et les industriels
L’importance de l’adaptation locale des formations dispensées
La vocation pédagogique originelle des ENP est double :
« Elles fournissent aux diverses industries, plus spécialement aux industries mécaniques, des sujets
instruits, exercés à la pratique d’un métier, et capables de devenir dans la suite, grâce à leurs con-
naissances scientifiques et techniques, des contremaîtres, des chefs d’équipe, des chefs d’atelier,
voire même des directeurs d’usines ; en second lieu, elles préparent leurs élèves aux écoles profes-
17 Rapport mensuel du directeur de l’ENP d’Armentières, mars 1900, Arch. dép. Nord, 2 T 2742.
18 Un décret du 24 août 1891 avait déjà institué un conseil d’administration et un comité de patronage auprès de chaque
ENP. La rareté de leurs réunions explique cette relance.
19 Bulletin de l’enseignement technique, AFDET, 1900-1904
20 Bulletin de l’enseignement technique, n°7, 8 avril 1905.
21 Marie Teneul, Le syndicat des fabricants de toiles d’Armentières, Houplines et environs (1903-1934) (mémoire de
maîtrise, Université Lille 3, 1998).
4
sionnelles d’un ordre plus élevé22 ».
Dans le premier cas, la scolarité dans les ENP dure quatre années, réduite à trois pour les élèves qui
préparent dans une « section spéciale » en troisième année l’entrée dans les écoles nationales des
arts et métiers. Après les deux premières années consacrées à l’enseignement général et au début de
l’apprentissage industriel, la section normale passe en 1902 d’une à deux années (les troisième et
quatrième années), incluant les mathématiques élémentaires, l’électricité industrielle, la chimie in-
dustrielle, la mécanique théorique et appliquée, la technologie, l’économie industrielle, la législa-
tion ouvrière, l’hygiène industrielle, la comptabilité et le dessin industriel appliqué à la profession.
À cet enseignement scientifique industriel s’ajoutent des travaux pratiques et des manipulations
dans les ateliers et laboratoires de l’ENP, des visites aux établissements industriels environnants23.
Trois principes guident alors le développement des ENP, et plus généralement des écoles tech-
niques : l’adaptation aux « besoins spécifiques des diverses régions », la souplesse « extrême » des
programmes qui en est le corollaire indispensable, enfin l’orientation de l’enseignement profession-
nel vers « les réalités de l’apprentissage ». L’ensemble doit convaincre les « gens pratiques », mé-
fiants à l’égard de la scolarisation des apprentissages, des avantages de cet apprentissage à l’école24.
Les enseignements de l’ENP sont assurés par un corps professoral renouvelé autour de 1900 par de
nombreux départs et l’arrivée de fonctionnaires précédemment en poste dans des EPCI, des écoles
nationales d’arts et métiers ou des autres ENP. Il faut y ajouter les charges de cours occupées par
des spécialistes reconnus. Né en 1868 dans une famille de filateurs, James Dantzer, dont le grand-
père maternel écossais a participé au transfert de technologie vers la France au milieu du XIXe
siècle, est réclamé par le patronat local en 1893 et chargé d’un cours de tissage à l’ENP à partir de
189525. Après une préparation à l’école professionnelle de Reims, James Dantzer est reçu à l’école
des arts et métiers de Châlons-sur-Marne. Il en sort diplômé en 1887 et s’embauche comme simple
mécanicien dans une filature rémoise, puis gravit très vite les échelons et enseigne les arts textiles à
Reims de 1891 à 1893, avant de rejoindre, à la demande du patronat textile du Nord, l’Institut in-
dustriel du Nord et l’École supérieure de commerce de Lille. En 1897, il obtient la chaire de filature
à l’École nationale des arts et industries textiles de Roubaix. Son influence sur la modernisation de
l’industrie textile nordiste est décisive, sa compétence et son énergie lui permettent de devenir, en
1912, professeur de filature et de tissage au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM),
poste qu’il occupe jusqu’à sa retraite en 193726. Il est remplacé à Armentières par son frère Robert
Dantzer, auparavant professeur du cours de tissage à la Société industrielle d’Amiens.
L’action des frères Dantzer rappelle l’importance de l’adaptation locale des formations dispensées.
Pour rendre l’ENP légitime, cette adaptation est indispensable. Elle ne se réduit toutefois pas à la
préparation de futurs personnels pour l’industrie locale. Il faut en effet tenir compte du peu d’intérêt
manifesté par les entrepreneurs textiles pour un personnel formé autrement que sur le tas, puisque
souvent le savoir-faire d’un seul – l’entrepreneur lui-même, selon une tradition ancienne, ou un in-
génieur recruté expressément – suffit aux besoins, de même que la moindre rémunération d’un per-
sonnel sans formation n’encourage pas la formation technique. Dès lors, c’est sur la reconnaissance
des besoins de formation technique que doivent agir les responsables de l’ENP, à commencer par la
formation technique de la deuxième ou troisième génération d’entrepreneurs textiles27. Alors que les
pionniers de l’industrialisation nordiste apparaissaient comme des entrepreneurs autodidactes, la
22 Joseph Roux, op. cit., 9.
23 Ibid.
24 Louis Barbe, « La situation actuelle de l’enseignement professionnel en France et à l’étranger », conférence reprise
dans le volume publié par la Ligue française de l’enseignement : La Question de l’apprentissage (Paris : au siège de
la Ligue française de l’enseignement, 1913), 5-32. Louis Barbe est professeur à l’ENP d’Armentières.
25 Vincent Viet, « Dantzer, James (1868-1940) », dans Claudine Fontanon et André Grelon (dir.), Les professeurs du
CNAM. Dictionnaire biographique 1794-1955 (Paris : INRP / CNRS, 1994), tome I, 385-393.
26 Il y organise d’ailleurs un laboratoire de filature et de tissage : Recherches et inventions, n°69, 4 août 1923, 742-744.
27 Maurice Lévy-Leboyer, « Le patronat français a-t-il échappé à la loi des trois générations ? », Le Mouvement social,
n°132, juillet-septembre 1985, repris dans Patrick Fridenson (dir.), Industrialisation et sociétés, 1880-1970 (Paris :
éd. de l’Atelier, 1997) ; Jean-Pierre Hirsch, « La région lilloise : foyer industriel ou place de négoce ? », Le
Mouvement social, n°132, juillet-septembre 1985, 37-38.
5
montée de la concurrence économique et la diversification des systèmes techniques obligent à se
former. Loin d’exister a priori, ces besoins sont ou peuvent être construits par la démonstration de
l’utilité des savoirs scientifiques et techniques.
Aussi la présence, à la rentrée scolaire 1895, de deux industriels d’Armentières, Feinte et Dudru-
mez, venus suivre en auditeurs libres le cours de tissage dispensé en vue de la spécialisation des
élèves, est-elle déterminante. L’année suivante, ils sont rejoints par les industriels Villard, Boucher
et Poirier, considérés d’après le rapport du directeur comme « des élèves ordinaires et réguliers », à
la tête d’entreprises de taille moyenne. L’intérêt est évident :
« La présence de ces messieurs ne fait point dévier le cours de son programme et de sa méthode ;
l’enseignement s’adresse à nos élèves proprement dits. Elle a, par contre, de sérieux avantages : la
fréquentation de ces cinq auditeurs oblige nos élèves à la tenue, au respect d’eux-mêmes ; elle les
pénètre de la valeur des leçons qu’ils reçoivent ; elle leur crée des relations qui pourront leur être
utiles à leur sortie de l’École28 ».
La création du laboratoire de l’ENP relève de cette logique. En avril 1905, le syndicat des fabricants
de toiles d’Armentières, créé en 1903 au plus fort de la grève des tisseurs et dont 30 entreprises sont
membres en 1904 (soit 90 % des tissages de la région d’Armentières), approuve le principe de
l’installation à l’ENP d’un « laboratoire technique d’essais de toile et de fils ». Pour sa part, Labbé
le qualifie de « laboratoire d’essais et d’analyses en vue du conditionnement des tissus ». Il est pré-
vu de compléter ce dispositif à la désignation encore hésitante par un cours professé aux membres
du syndicat désireux de l’utiliser. L’inauguration de la salle d’essais, pièce centrale du laboratoire,
est annoncée fièrement par le directeur pour le 6 juillet 1905 :
« à partir de lundi prochain nous serons en mesure de procéder à des essais dynamométriques sur
tissus et fils de toute nature, de conditionner les matières de laine, soie, fil et coton, d’opérer le ti-
trage des filés de toute nature, d’essayer la torsion des fils simples et multiples, de vérifier la pro-
preté et la régularité des fils, etc. […] Les Ministères de la Marine, de la Guerre et des Colonies, à
qui sont faites les principales fournitures, seraient informés de sa création et invités à y envoyer
leurs agents chargés de la réception des marchandises. Il s’établirait ainsi une unité de vues, de mé-
thode et de procédés entre les fabricants et les administrations clientes en ce qui concerne le con-
trôle des fournitures29 »
Satisfaits des gages donnés à leurs besoins spécifiques, certains industriels textiles se montreront
par la suite moins méfiants à l’égard de l’ENP, recrutant plus régulièrement les élèves diplômés et
renforçant ainsi l’intégration du laboratoire à l’économie textile locale.
Les enjeux des essais sur textile
L’évolution de l’ENP relève d’une conception de la formation technique qui vise la qualité des pro-
duits et qui met au service de la vie économique locale les instruments techniques du laboratoire
scolaire. La recherche par le corps enseignant d’une amélioration de la qualité des toiles d’Armen-
tières, réputées pour leur solidité mais souvent jugées frustes, s’appuie sur l’abondante production
de lin dans les Flandres et sur le travail du coton, sous la forme d’étoffes pour les draps, les vête-
ments de travail et les toiles d’extérieur en coton. Le laboratoire réunit l’enseignement de la
« science des textiles » et le contrôle de leur qualité. Ainsi, le modeste laboratoire scolaire devient la
pierre angulaire d’un dispositif institutionnel, pédagogique et scientifique ambitieux. Dans le travail
d’essai et de conditionnement, il devient un site de production et de transmission de connaissances,
conformément au rôle qui lui était de plus en plus dévolu au XIXe siècle. Plutôt qu’un espace phy-
sique de recherche, il s’agit d’un environnement de « reconfiguration » des entités sociales, insépa-
rable du travail de la matière textile et de l’utilisation d’outils techniques30. Les essais effectués au
28 Rapport du directeur de l’ENP d’Armentières, deuxième quinzaine de novembre 1896, Arch. dép. Nord, 2 T 2742.
29 Courrier d’Edmond Labbé à Louis Colombier, Armentières, 7 avril 1905. Arch. nat. du monde du travail 1994
007/0185.
30 Dominique Vinck, Sciences et société. Sociologie du travail scientifique (Paris : Armand Colin, 2007), 235-236. Sur
le laboratoire et la construction des savoirs, voir François Caron, La dynamique de l’innovation. Changement
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laboratoire s’inscrivent pour les élèves dans la démarche inductive par ailleurs recommandée dans
l’enseignement primaire depuis les années 1880 et pour l’enseignement des sciences depuis la ré-
forme des lycées de 190231. L’introduction aux programmes des ENP de 1909 en atteste :
« Le professeur ne perdra jamais de vue qu’il n’a pas à former des ingénieurs ; il évitera donc avec
soin toutes les questions qu’il n’est pas possible d’aborder dans un cours élémentaire et se bornera à
celles dont la connaissance est utile à l’homme de métier, au praticien. Il se gardera de toute dé-
monstration théorique dépassant le niveau des élèves et utilisera la méthode expérimentale toutes
les fois qu’il le pourra. À l’enseignement livresque, passif, basé sur la mémoire des mots, il préfére-
ra les méthodes actives qui mettent en œuvre l’effort personnel, la volonté, l’initiative. Apprendre
en agissant, telle doit être la règle dans nos Écoles32. »
La méthode inductive est poussée à son extrême, puisqu’il ne s’agit plus ici de reproduire le travail
que les élèves auront à faire une fois devenus ouvriers ou contremaîtres, mais de réaliser des essais
pour l’industrie, sur la matière textile travaill