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UNE PHILOSOPHIE DE LA FORMATION DES
ADULTES EN FRANCE
René Barbier (Université Paris 8, France)
http://www.barbier-rd.nom.fr
Introduction : une expérience de vingt ans
Depuis vingt ans, j’ai la responsabilité pédagogique du Diplôme Universitaire de Formation des
Adultes (D.U.F.A.) au sein du service de Formation Permanente de l’Université de Paris VIII. Au
fil des ans, j’ai de plus en plus contribué à accentuer le projet pédagogique dans le sens d’une
prise en considération de l’inachèvement de l’homme et de l’importance de l’affectivité et de
l’imaginaire dans la formation, sans nier pour autant le rapport au savoir constitué 1. Le Diplôme
(plus de 900 heures de formation avec le stage pratique) donne l’équivalence d’une licence en
sciences de l’éducation, sous certaines conditions et après soutenance d’un mémoire devant un
jury universitaire. Chaque année nous recevons environ une centaine de candidatures dont nous
ne retenons qu’une vingtaine en définitive, après un examen sur dossier et un entretien. Parmi les
critères de sélection, nous privilégions l’expérience professionnelle et la richesse existentielle, le
niveau de diplôme (bac plus deux), la diversité ethnique et culturelle, l’éventail des âges,
l’équilibre hommes/femmes, le degré de motivation, le financement par l’entreprise, l’intérêt pour
l’implication existentielle dans la formation et la remise en question de soi, l’ouverture
intellectuelle et artistique. La formation s’étale sur huit mois ( cinq mois à temps plein et quatre
mois de stage et de rédaction du mémoire). Le Corps professoral est principalement issu des
principales figures universitaires du département des Sciences de l’Education de l’Université de
Paris VIII et d’autres universités, ainsi que du milieu professionnel de la formation des adultes.
Un petit groupe d’enseignants travaillent ensemble depuis plus de dix ans et constituent un
“équipe” dotée d’un projet commun conçu comme un “allant de soi”.
Cette communication est une réflexion sur cette expérience riche de formation d’adultes très
motivés.
1 – Former un adulte ?
Qu’est-ce que la formation : éducation et formation
–
L’éducation aujourd’hui semble imposer de pouvoir s’adapter à la modernité mass-médiatique
qui joue de plus en plus sur le terme “formation” au détriment du terme “éducation”.
Il est vrai que cette tendance existe pour diverses raisons.
1 R. Barbier, L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, 1997, 357 p.
2
La première résulte de l’émergence de la Formation Permanente des adultes dès les années
soixante-dix. Bien que, à l’époque, on ait insisté sur l’“Education permanente”, c’est le terme
“formation” qui s’est imposé au fil du temps.
La deuxième raison correspond au rejet de l’emprise psychologique du terme “éducation”
beaucoup trop connoté par les amers souvenirs du passé scolaire de chacun. Le nouveau mot de
“formation” semblait faire disparaître, comme par enchantement, les processus contraignants qui
avaient pu nous conduire à nous éloigner de l’envie de savoir.
La troisième raison vient du sentiment que le terme “formation”, par son étymologie, est de
l’ordre du “prendre forme” dans une sorte de spontanéité naturelle qui laisserait de côté les
influences idéologico-politiques qui ont imprégné le terme “éducation”.
La quatrième raison prend en compte le fait que dans la “formation”, la part des autres et de la
société (hétéro et co-formation), et la part de l’adaptation au milieu (écoformation), jouent
dialectiquement avec
le souci d’une connaissance de soi
(autoformation).
l’expérience personnelle et
Responsable d’un Diplôme Universitaire de Formateur d’Adultes (D.U.F.A.), je me suis aperçu,
au fil des années, à quel point le terme “formateur” était passé d’une sphère sémantique
dynamique et créatrice, personnaliste et sociale, à une autre beaucoup plus fonctionnelle et
restrictive, strictement adaptative aux besoins des entreprises.
Dans un premier temps, le “formateur” s’opposait à l’“enseignant” et la formation des adultes aux
enseignements primaire et secondaire auxquels était assimilée toute éducation. Le formateur
apparaissait, en fin de compte, comme une nouvelle figure d’enseignant qui se serait débarrassé
de ses habitudes routinières et qui aurait pris en considération la personne à éduquer, dans un
souci d’insertion sociale et professionnelle. Les formations de formateurs qui furent instituées
bien avant l’institution du diplôme D.U.F.A., allaient dans ce sens en proposant aux futurs
formateurs de nouvelles pistes de réflexion et d’action pédagogiques2 .
L’évolution de la profession, liée à la division sociale du travail, va dans le sens d’une
professionnalisation très spécialisée et parcellisée qui, à moyen terme, risque de faire disparaître
le mot même de formateur.
On voit le retournement de tendance.
Dans un premier temps le terme “formation” paraissait bousculer celui d’ “éducation” dans un
sens créateur. Il le dépoussiérait de sa crasse d’habitudes, d’esprit de reproduction, et l’ouvrait à
l’avenir, à la modernité supposant la curiosité et le risque de la connaissance. Il était en accord
avec la montée d’une reconnaissance de la complexité du fait éducatif. Il redonnait un air de fête,
un air de jouvence, au mot éducation. A l’enseignant considéré, pas toujours à juste titre
d’ailleurs, comme un fossoyeur de la joie d’apprendre, le mot formateur le métamorphosait en
facilitateur de l’émergence d’une forme éducative réellement reliée à la personne, au
“s’éduquant” comme disent les Québécois.
La division sociale du travail a fait déjouer cette espérance.
La formation devient de plus en plus “professionnelle” et de moins en moins une “éducation
2 c’est le sens du mot “formation” que donne Bernard HONORE dans son livre “Pour une pratique de la
formation – une réflexion sur les pratiques”, Paris, éditions Payot, 1980
3
permanente” développant une “formation personnelle” mal vue dans l’entreprise. Non que les
deux termes soient condamnés à être dichotomisés. Dans un ordre social moins inhumain, plus
soucieux d’éthique, on peut penser que
l’activité professionnelle aurait à voir avec
l’épanouissement de la personne.
La professionnalisation actuelle du formateur se veut de plus en plus fonctionnelle, “technique”,
spécialisée. Les cursus de formation de formateurs s’éloignent de la formation “générale” pour
devenir l’expression d’une gadgétisation technique ou organisationnelle, en particulier dans la
kyrielle de formations courtes proposées par les entreprises.
Les publications spécialisées reflètent ce constat. Nombreuses sont celles qui s’affichent comme
des recueils de techniques “efficaces”. La réflexion plus philosophique (sur le sens) de la
formation n’a guère de place éditoriale. L’éducation, comme évaluation du sens accordé au
travail, passe à la trappe, au nom du souci managérial de s’adapter aux “conjonctures du marché
de l’emploi”. Le cursus d’“animateur de formation” est de plus en plus proposé à des personnes
qui ne sont pas les destinataires légitimes, comme dirait Pierre Bourdieu, des fonctions de
responsabilité dans l’entreprise. Elles auront à occuper les chômeurs de longue durée et les jeunes
sans qualification en attente désespérante de réinsertion. Elles se confondent de plus en plus avec
les éducateurs de rue dont elles doivent d’ailleurs posséder les compétences. Quant aux cadres,
on suppose qu’ils n’ont pas besoin de se former à être “formateurs d’adultes”, comme si ils
possédaient la science infuse à cet égard, de par leur fonction de managers.
Il est plus que jamais nécessaire de réhabiliter le terme “EDUCATION” comme structure
englobante de significations et de valeurs. Ce ne sont pas les “sciences de l’éducation” qui
doivent redorer leur blason par le terme ambigu de “formation” mais, au contraire, la formation
qui peut s’interroger sur sa nature et sa fonction à partir des sciences de l’éducation.
L’éducation, c’est le “projet-visée” (Jacques Ardoino)
l’être humain, pris dans son devenir conflictuel, inachevé et incertain. Loin d’être dans la pensée
affirmative, l’éducation est largement dubitative et s’ouvre sur un “évangile de la perdition” pour
reprendre la réflexion d’Edgar Morin.
3 d’une connaissance plus exigeante de
La formation, c’est son “projet-programme”, toujours arbitraire et en inadéquation permanente
par rapport aux enjeux éducatifs. Les deux fonctions sont nécessaires et complémentaires mais ne
sont pas au même niveau de valeur, sur le plan personnel et social. Vouloir en faire des termes
équivalents nous condamne, à court terme, à faire disparaître le mot éducation et même les
“sciences de l’éducation” qui deviendront, tôt ou tard, les “sciences de l’apprentissage” avec
l’apport généreux de certains partisans des sciences du comportement et de la cognition.
L’éducation est nécessairement « politique », au sens étymologique, d’organisation de la cité, et
implique un sens de la formation, comme pratique éducative. Ne confondons pas la direction que
doit prendre la réflexion : de l’éducation vers la formation et non l’inverse, même si des
rétroactions sont possibles. Sinon nous finirons par accepter n’importe quoi, au nom d’un
pragmatisme post-moderne qui n’est que la nouveau visage du conservatisme et de l’exploitation
de l’homme par l’homme.
Ainsi la notion de formation doit être reliée à celle d’éducation.
3 J.Ardoino, Éducation et politique, Paris, Anthropos, 1999, 395 p., (2e éd.)
4
Pour cela nous devons prendre des distances avec la réduction de plus en plus acccentuée de
l’éducation permanente en ces temps de dominance économique et libérale. La formation devient
de plus en plus une formation étroitement professionnelle et technologique. La véritable
éducation de la personne est tombée dans les oubliettes en Occident. Sur ce plan Confucius et les
Lettrés se retourneraient dans leur tombe. Où sont passés ces arts libéraux fondamentaux de toute
éducation digne de ce nom (la poésie, la musique, la calligraphie, la peinture, en interaction
permanente) en Chine même4 ?
La formation n’est que la méthodologie pertinente de l’éducation. L’éducation implique une
reconnaissance chez le sujet supposé libre de choisir, d’un projet implié du développement de son
potentiel humain, en harmonie avec le monde naturel, humain et social. Le sujet existentiel est la
personne qui s’implique dans une formation pour trouver un sens à sa vie. La formation n’est pas
une psychothérapie. Toute thérapie vise à aller d’une souffrance vers une moindre souffrance. La
formation vise à mettre au jour et à déployer un “clair-joyeux” en soi-même, c’est à dire un
sentiment d’unité dynamique de la personne tout entière.
Qu’est-ce qu’un adulte en formation ?
–
Un adulte en formation recherche une dialogique entre le monde des savoirs et des savoir-faire et
celui de la connaissance de soi. C’est une élucidation compréhensive de quatre dimensions de la
personne en situation : un être de pulsion, un être de sécurité, un être de dépassement et un être
d’étrangeté. Il s’agit bien, dans une pratique de vie subtilement reconnue, de voir quelles attitudes
prend le sujet dans ses espaces de vie personnelle, organisationnelle, institutionnelle et cosmo-
écologique. Ce faisant il fait vivre en lui une pluralité d’expérientialités : sensorielle et corporelle,
conceptuelle, imaginative et émotionnelle, méditative.
Les principes de base dans l’éducation des adultes :
–
L’adulte n’est pas un enfant. Il n’obéit pas à des parents-formateurs.
–
L’adulte n’est pas là pour s’amuser. Si la dimension ludique peut exister dans la
formation, elle ne doit jamais être première. L’adulte veut, avant tout, se former pour accroître
son pouvoir sur le monde matériel et symbolique. Il se sent responsable et demande à ce qu’on
reconnaisse en lui, ce sens de la responsabilité.
–
L’adulte possède une expérience humaine, familiale, sociale et professionnelle sur
laquelle le formateur doit s’appuyer. De ce côté là, le formateur d’adulte n’est pas un enseignant
mais un accompagnateur éclairé et à l’écoute attentive et diversifiée, qui sait rebondir sur ces
expériences singulières pour former. Mieux encore, le formateur doit savoir « tenir conseil »
(Alexandre Lhotellier)5 avec le formé.
–
L’adulte travaille en équipe, même si parfois, il doit aussi travailler seul.
–
L’adulte conjugue toujours théorie et pratique dans sa formation
–
L’adulte comprend très bien la logique de l’échange symbolique : donner-recevoir-rendre.
Il fournira d’autant plus d’effort qu’il sentira que le formateur n’épargne pas son temps et son
énergie. Il n’hésitera pas à partager son savoir spécifique avec d’autres.
4 voir à ce sujet le beau livre d’Ivan P.Kamenarovic, Arts et Lettrés dans la tradition chinoise. Essai sur les
implications artistiques de la pensée des Lettrés, préface de Léon Vandermeersch, Paris, Cerf, 1999, 143 p.
5 A.Lhotellier, Tenir conseil, Paris, ed. Seli Arslan, 2001, 254 p.
5
L’adulte sait et peut continuer à apprendre, même à un âge avancé
L’adulte respecte le savoir, mais encore plus la relation humaine
L’adulte n’est pas « une boite à fiches », comme Leon Bloy stigmatisait Marcel Mauss, et
–
L’adulte a besoin d’espaces de convivialité et de temps pour assimiler
–
L’adulte évalue toujours l’intérêt de son temps de formation. Pourra-t-il ou non se servir
de ce qu’il aura reçu en formation ? Et pas seulement dans sa profession, mais également dans sa
vie personnelle et familiale.
–
–
–
le savoir purement académique ne l’intéresse pas.
–
L’adulte est ouvert à une approche pluridisciplinaire des problèmes. Il considère souvent
une question comme « un problème à résoudre » concrètement. Des questions purement
abstraites ne l’intéressent guère, à moins qu’il exerce une profession intellectuelle.
–
2 – Philosophie de la formation des adultes pour notre temps
Je veux formuler dans cette partie trois idées-carrefours autour desquelles tournent, me semble-t-
il, une formation de ce type.
– La question du désir de se former comme désir de vie.
– La question de la loi et du “cadre symbolique” dans la formation
– La question de “l’état naturel” du formé comme étayage de toute formation.
2.1. La question du désir de se former comme désir de vie.
Je pose comme postulat que le désir de se former fait partie intégrante du désir de vie parce qu’il
est l’instrument d’une énergie biologique, psychologique et sociale qui vient tracer ses sillons
dans le chaos du réel. Certes ce désir peut être enfoui sous des “habitus” engendrés par les
rapports sociaux. Comme le rappelle le pédagogue et philosophe Francis.Imbert, l’inertie
éducative du jeune noble au temps de J.J.Rousseau, du fait de la “valeur” inhérente à sa classe
sociale d’origine, a fait place à un habitus de formation plus soutenu chez ses continuateurs
bourgeois. L’inintérêt à apprendre s’installe plutôt aujourd’hui chez les fils du prolétariat qui
anticipent évidemment, pour leur propre compte, l’inadéquation d’un savoir académique à une
société de chômage qui les touche tout particulièrement, faute de recevoir les stimulations
adaptées, tant dans le milieu scolaire que dans le milieu familial6.. C’est d’ailleurs pour ceux qui
“reussissent” scolairement un des facteurs de la “névrose de classe” dont parle V. de Gaulejac7.
Mais F.Imbert démontre à travers son analyse de l’interdit de la jouissance, au profit du désir,
dans l’Emile de J.J.Rousseau, que le désir est une construction psychologique à partir d’un rapport
à la loi fondatrice. Tout processus d'”autorisation” (devenir son propre auteur selon J.Ardoino)
6 Francis Imbert, L’Emile ou l’interdit de la jouissance.L’éducateur, le désir et la loi., Paris, A.Colin, Bibliothèque
européenne des sciences de l’éducation, 1989, p.184
7 Vincent De Gaulejac,La névrose de classe, Paris, Hommes et Groupes, 1988
6
implique une assomption, liée à l’éducation, d’un cadre symbolique au sein duquel la “personne”
peut sortir du chaos individuel (R.Robin8).
De ce point de vue le désir n’est pas simple jouissance vouée à la répétition de mécanismes
inconscients. Le rapport fusionnel archaïque de l’infans , maintenu à l’âge scolaire, prolonge son
désir de toute-puissance et interdit toute possibilité de frustration structurante. Pouvoir dire “non”
pour le pédagogue suppose qu’il a su accepter les limitations de cette toute-puissance de l’ infans
en lui-même, sans pour autant jeter le “bébé avec l’eau du bain”. Au delà de cette “castration” il
s’agit bien de l’assomption de l’angoisse de mort transformée en “sentiment de la mort”
inéluctable et permanent. C’est avec ce “sentiment” particulier que la personne humaine pénètre
vraiment dans l’existence. Le désir de se former comme désir de vie nous fait passer de la passion
de (tout) savoir à celle d’accepter simplement de comprendre ce qui sans cesse nous
échappe:”Comprendre ne s’accumule pas. Comprendre est se créer, se faire vie. A comprendre on
se reconnaît un jour mortel. A comprendre, on aspirera à la mort” (J.Beillerot)9 . Le désir de se
former n’est pas le désir de former, plus problématique, plus lié à une pulsion d’emprise. Qu’est-
ce donc qui fait courir les pédagogues ? un désir de pouvoir sur l’autre, un besoin d’engendrement
de soi-même, une perpétuation de l’espèce par le biais culturel ? un formidable déni de la
relativité ridicule de notre place dans la nature ? Les sages ont-ils jamais l’envie d’ être
“pédagogues” ? Dans l’enseignement plus on approfondit la dimension ontologique et moins on a
le désir de “faire savoir” quoi que ce soit d’essentiel, sachant qu’à ce niveau l’esprit du Gourou est
la plus grande des illusions.
Connaître nous entraîne vers la demeure du silence et du non-(ré)agir. C’était, on le sait, le
souhait radical de Confucius, répondant aux questions du duc Ai de Lu10. Être un formateur, en
particulier dans les sciences humaines, c’est s’assumer comme inachevé sur le plan de la
connaissance ultime, c’est-à-dire comme un être susceptible d’être bouleversé par une rencontre
intersubjective avec l’Autre (la personne, le Monde, ou soi-même).
Mais sans doute est-ce là une tâche impossible ? D’ailleurs la pédagogie n’est-elle pas “une
mithridisation de la folie” comme l’écrit J.Beillerot (p.40)?
2.2. La question de la Loi et du cadre symbolique dans la formation.
La Loi n’est pas le règlement borné. Elle n’existe que pour permettre au désir d’ émerger dans sa
vérité et de s’accomplir dans ses limites. Le réglement n’est que le grillage de la Loi, électrifié ou
dévasté par le jeu de la jouissance. Le désir qui court après son ombre peut fort bien être
“réglementé” et ritualisé, mais dépourvu de rapport symbolique. La loi (Li en chinois, sens
profond des choses) se réduit alors à l’ossature opératoire du fa (loi de l’emploi du pinceau ou
encore loi au sens juridique du terme) Le désir qui trouve sa vérité, touche la liberté, casse le
réglement et mèle ses eaux tumultueuses aux flots profonds du mythe et du symbole.
Paradoxalement l’esprit libertaire est celui qui va jusqu’au bout de cette problématique, en
questionnant ce passage imparfait de la Loi symbolique à la Loi juridique et politique, aux
risques de la marginalité sociale et de la solitude existentielle. Peut-on tolérer un esprit libertaire
8 Rolande Robin, S’autoriser D.E.A. sur l’autorisation en éducation.Université de Paris VIII, 1988, 220 p
9 Jacky Beillerot, Voies et voix de la formation, Paris, Editions universitaires, 1988, p.24
10 voir Kamenarovic, opus cité, p.36 et p.122 « Je voudrais ne pas parler » (Les Entretiens de Confucius, Lunyu,
XVII, 19)
7
dans la formation ? Peut-il y avoir autre chose que l’esprit libertaire dans la formation ? Le
rapport à la Loi instaure le temps de la médiation sans laquelle aucune pédagogie n’est possible.
La médiation suppose deux libertés désirantes s’interpellant au coeur d’une même structure de
dialogue, nécessairement conflictuel. Comme le remarque F.Guist-Desprairies, à propos d’une
célèbre école nouvelle l’Eau Vive, fondée par Roger Cousinet, l’exclusion d’une possibilité
d’émergence du conflit au nom de la règle de l’harmonie pré-établie, de l’amour institué, d’une
pulsion originelle idyllique de compréhension, conduit les membres de cette communauté
éducative vers la méconnaissance de l'”imaginaire collectif” qu’ils mettent en oeuvre subtilement
et au pouvoir de violence symbolique de la directrice11 Dans la formation, le “cadre symbolique”
comme le nomme José Bleger12 est la structure permettant seule une véritable implication. Car il
n’y a jamais d’implication ou d’expression “totales”, mais seulement des investissements
“possibles” dans un cadre de repérage pré-établi et négocié. Le poète le sait d’emblée. Il inscrit
son désir d’exprimer l'”infini turbulent” et la “connaissance par les gouffres” (Henri Michaux)
dans le cadre symbolique de sa langue maternelle, toujours d’une façon inadéquate, inachevée,
insatisfaisante et métaphoriquement redondante, pour tenter de donner à voir “l’infini dans le fini”
(P.Godet).
2.3. La question de l'”état naturel” dans la formation.
Le troisième principe de la formation de formateur me paraît être de bien comprendre ce qu’on
nomme “état naturel” depuis J.J.Rousseau jusqu’à aujourd’hui afin de pouvoir charpenter un
projet pédagogique sur cette notion.
Pour Rousseau, l’état naturel se confond avec la liberté : “l’homme est né libre” (Contrat
social, Livre 1, Chap.1). Liberté au demeurant inaliénable car y renoncer c’est renoncer à sa
qualité d’homme. La Psychothérapie institutionnelle restaure ce sens de l’homme libre
“inaliénable” jusqu’à la folie. Le malade mental reste toujours un citoyen libre et une personne
capable de responsabilité institutionnelle pour le psychiatre de ce courant. La médiation
symbolique assure l’émergence d’une responsabilité là où elle semblait avoir disparue à jamais.
La jouissance de la toute-puissance de l’enfant barrée par un “non” intégré et accompli par le
locuteur pédagogue plonge les deux protagonistes dans deux solitudes radicales. Solitude de
l’enfant qui, après un moment de rage destructrice, se trouve confronté au fait qu’il n’y a que lui
pour vivre la zone soudaine entre la limite et l’illimité. Solitude du pédagogue qui ne peut
prononcer le “non” qu’au coeur de son être et au delà de tout garant méta-social, de tout refuge
institutionnel, de tout mouvement d’humeur, de toute tentative de séduction. Solitude de celui qui
sait ne pas devoir mentir à l’enfant curieux et qui refuse la position kantienne sur le mensonge à
l’égard de la sexualité13, comme il refusera le mensonge sur la question de la mort. “La liberté,
c’est de dire la vérité, avec des précautions terribles, sur la route où tout se trouve” (R.Char).
11 Florence Giust-Desprairies, L’enfant rêvé. Significations imaginaires d’une école nouvelle., Paris, A.Colin,
Bibliothèque européenne des sciences de l’éducation, 1989
12 José Bleger, Psychanalyse du cadre psychanalytique, in René Kaes et al. Crise, rupture et dépassement, analyse
transitionnelle et psychologie individuelle et groupale, Paris, Dunod,1979.
13 D. Colas, Mensonge pédagogique et sexualité enfantine chez Kant, in Ornicar, mars 1975 et Kant Réflexions sur
l’éducation (1776-1777), Paris, Vrin, 1966
8
Faire reposer un projet pédagogique sur l'”état naturel” de l’homme, au demeurant jamais
totalement réalisé car il est toujours plus ou moins socialisé, c’est postuler non pas une “bonté
originelle” sans tache mais une “tendance” de l’être humain à chercher son équilibre au sein de
son environnement. Cette tendance n’exclut pas le conflit, la contradiction, l’erreur, l’échec relatif.
Elle pose un projet-visée inconscient au coeur de la psyché, un désir d’ataraxie qui recherche des
moments où l’existence “est en jachère” (Masud Khan) et où le “silence est facteur d’intégration”
(S.Nacht)14. Conflit et contradiction appartiennent à l’existence et non au domaine de l’être.
l’existence ne précède pas l’essence mais celle-ci co-apparaît simultanément avec celle-la dans
une infinie création où “tout se tient”, c’est-à-dire “fait sens”.
Ce que les anciens sages taoïstes appellaient “retourner chez soi” n’est que la redécouverte en soi
de cette reliance avec le Tao (Dao), dans l’épreuve de la réalité la plus quotidienne et la plus
banale15. Se former à l’état naturel est sans doute le seul et unique processus d’auto-formation
fondamentale que nous puissions effectuer en ne faisant strictement rien pour cela: ni croire en
Dieu, ni ne pas y croire, mais plutôt apprendre à nous “délivrer des chercheurs de dieu et des
petits pères du peuple” comme dit le poète C.Roy16, sans oublier que ces spécimens se retrouvent
également parmi les enseignants et les chercheurs en sciences de l’éducation, sous d’autres
formes.
3. Pour un modèle généraliste de formation
Ce modèle “généraliste” suppose un certain nombre d’axes de référence en sciences humaines et
en pédagogie active.
La multiréférentialité.17
L’écoute multiréférentielle n’est pas la simple prise en compte d’une multidimensionnalité de
l’objet de recherche, ni son analyse pluridisciplinaire. Incluant l’interdisciplinarité, l’écoute
multiréférentielle la précise. Il s’agit bien de comprendre l’objet dans l’ordre logique de la
complexité telle que la définit Edgar Morin.18 L’objet multidimensionnel est alors étudié sous
plusieurs perspectives tenant compte de sa totalité. J.Ardoino en dégage cinq dans “éducation et
14 Sacha Nacht, Guérir avec Freud, Paris, Payot,(p.b.), 1971
15 Fong Yeou-Lan, Précis d’histoire de la philosophie chinoise, Paris, Payot/Le Mail, 1985, Jean Grenier, L’esprit du
Tao, Paris, Flammarion, 1973, Chang Chung-Yuan, Le monde du Tao, Paris, Stck+Plus,1979 et Le sens du Tao
(coll.), présenté par A. Kielce, Paris, Le Mail, 1985, Isabelle Robinet, Histoire du taoïsme des origines au XIVe
siècle, Paris, CERF, Patrimoines taoïsme, 1991, 269 p..
16 Claude Roy, Les chercheurs de Dieux. Délivrez-nous des dieux vivants, des pères du peuple et du besoin de
croire, Paris, Gallimard, 1981
17 Jacques Ardoino, Vers la multiréférentialité, Perspectives de l’analyse institutionnelle, (ouvrage coll.) Paris,
Méridiens-Klinksieck, 1988. pp. 247-265. Dans cet ensemble cf R.Barbier, imaginaire et transversalité, pp.201-213.
cf Pratiques de Formation/Analyses, l’approche multiréférentielle en formation et en sciences de l’éducation, sous
dir/J.Ardoino et R.Barbier, avril 1993, n°25-26, Université de Paris VIII, Formation Permanente. 190 p.
18 Edgar Morin, la Méthode, 3 T., Paris, Seuil, 1977, 1980, 1986. Une approche de sa problématique est proposée
par la revue Sciences Humaines, n°1, nov 1990. Pour plus de détails sur la question de la complexité : E. Morin,
Introduction à la pensée complexe, Paris, ESF, 1992.