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Approches inductives
Travail intellectuel et construction des connaissances
La pratique réflexive dans la formation en travail social. Le
parcours de professionnalisation et le mémoire de recherche
La pratique réflexive : fondements et expériences diverses
Article abstract
Yvette Molina
Volume 3, Number 1, Winter 2016
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1035195ar
DOI: https://doi.org/10.7202/1035195ar
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Publisher(s)
Université du Québec à Trois-Rivières
ISSN
2292-0005 (digital)
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Molina, Y. (2016). La pratique réflexive dans la formation en travail social. Le
parcours de professionnalisation et le mémoire de recherche. Approches
inductives, 3(1), 68–90. https://doi.org/10.7202/1035195ar
Cet article se propose d’analyser les enjeux de la pratique réflexive dans le
champ professionnel du travail social au prisme du cadre théorique de la
sociologie des professions. S’agissant des métiers du social dont les missions
sont orientées vers le traitement de situations singulières et complexes, la
posture réflexive s’impose au praticien comme une nécessité dans sa pratique
au-delà des techniques et des méthodes d’intervention. Il s’agit de faire face à
des situations conjecturelles qui obligent à des délibérations complexes et qui
engagent le praticien dans des pratiques prudentielles au sein d’organisations
de travail elles-mêmes réflexives. La pratique réflexive passe par un
apprentissage dans un processus de professionnalisation au moment de la
formation initiale. La démarche d’acquisition d’une posture réflexive du futur
praticien est illustrée à travers deux dispositifs de formation : l’autoévaluation
du parcours de professionnalisation et l’initiation à la recherche.
Tous droits réservés © Approches inductives, 2016
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La pratique réflexive dans la formation en travail social.
Le parcours de professionnalisation et le mémoire de recherche
Yvette Molina1
Institut de Formation Sociale des Yvelines (IFSY)
____________________________________________________________________
Résumé
Cet article se propose d’analyser les enjeux de la pratique réflexive dans le champ
professionnel du travail social au prisme du cadre théorique de la sociologie des
professions. S’agissant des métiers du social dont les missions sont orientées vers le
traitement de situations singulières et complexes, la posture réflexive s’impose au
praticien comme une nécessité dans sa pratique au-delà des techniques et des
méthodes d’intervention. Il s’agit de faire face à des situations conjecturelles qui
obligent à des délibérations complexes et qui engagent le praticien dans des pratiques
prudentielles au sein d’organisations de travail elles-mêmes réflexives. La pratique
réflexive passe par un apprentissage dans un processus de professionnalisation au
moment de la formation initiale. La démarche d’acquisition d’une posture réflexive
du futur praticien est
travers deux dispositifs de formation :
l’autoévaluation du parcours de professionnalisation et l’initiation à la recherche.
Mots-clés : Réflexivité, formation, travail social, autoévaluation du parcours de
professionnalisation, mémoire d’initiation à la recherche
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illustrée à
Introduction
Le propos de cet article repose sur un questionnement relatif à la pratique réflexive au
sein de la formation en travail social en France.
La problématique retenue s’inscrit dans un questionnement qui interroge en
quoi l’introduction de la réflexivité au sein de la formation initiale est considérée
comme une nécessité pour la construction d’un praticien réflexif dans le champ des
professions sociales.
Ce questionnement se pose avec acuité s’agissant des métiers du social dont les
missions sont orientées vers le traitement de situations singulières où se jouent des
questions de vie et de mort dans un milieu où sont imbriquées questions sociales et
Approches inductives 2016, Vol. 3, no1, pp. 68-90.
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sanitaires (Brodiez-Dolino, Von Bueltzingsloewen, Eyraud, Laval, & Ravon, 2014).
Il s’agit, en d’autres termes, de faire face à des situations de vulnérabilité qui obligent
à des délibérations complexes et qui engagent le praticien dans des pratiques
prudentielles (Champy, 2011) pour lesquelles la posture réflexive s’impose alors à lui
comme une nécessité dans sa pratique, au-delà des techniques et des méthodes
d’intervention. La socialisation professionnelle, lors de la formation initiale, passe
alors par
la construction d’une posture réflexive comme une garantie de
professionnalisme pour l’intervention sociale.
La contribution prend appui sur un matériau empirique analysé à partir de deux
études dans le champ de la formation en travail social en région parisienne en France.
Ce matériau empirique porte plus précisément sur deux dispositifs de formation
qui sont étudiés comme analyseurs d’une double réflexivité dans la construction
d’une posture réflexive du formé dans le champ du travail social. Le premier
concerne un outil apparu en 2004 au sein des référentiels de certification de la
formation d’assistant de service social :
l’autoévaluation du parcours de
professionnalisation. Le deuxième, plus ancien dans la formation en travail social,
concerne la réalisation d’un mémoire d’initiation à la recherche de fin d’études.
Cette contribution met au jour la manière dont ces deux outils distincts
participent de l’acquisition d’une posture réflexive professionnelle en construction au
sein d’une même formation.
L’autoévaluation du parcours de professionnalisation place l’étudiant en
situation d’introspection, de réflexivité biographique (Delory-Momberger, 2009), par
rapport à sa propre progression dans sa professionnalité et le situe de ce fait comme
coévaluateur de ses acquisitions dans une posture formative.
Le mémoire d’initiation à la recherche qui nécessite une distanciation par
rapport au sens commun (Paugam, 2010) interroge quant à lui les objets de
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l’intervention sociale et le sens qui lui est donné par le futur professionnel en
formation.
En somme, tout se passe comme si ces deux dispositifs de formation
accompagnaient l’étudiant en formation sur ce double volet de la posture réflexive :
l’une centrée sur soi et l’autre centrée sur la vision du monde qui entoure le
professionnel en devenir. La relation d’accompagnement, de conseil ou de guidance
en formation intervient alors avec l’objectif de « l’avènement d’un sujet réflexif »
(Paul, 2009).
L’article est présenté en deux temps. Le premier pose le cadre théorique de la
sociologie des professions afin d’appréhender les enjeux de ce double mouvement de
la pratique réflexive pour l’acquisition de la professionnalité. Le deuxième présente le
matériau empirique mobilisé à travers l’exposition de la méthode et les résultats des
deux études portant sur chacun des dispositifs de formation, les resituant dans leur
contexte, leurs outils, leurs modalités d’application, leurs caractéristiques et enfin
leurs enjeux pour la construction d’une posture professionnelle réflexive.
1. La réflexivité dans la sociologie des professions
1.1 Une pratique professionnelle réflexive au sein d’une organisation réflexive
La question de la réflexivité est un thème peu abordé en sociologie des professions
(Champy 2009). Pour autant, les courants théoriques qui se sont penchés sur la notion
de professionnalisation ne font pas l’impasse sur les différents types de savoirs
nécessaires à l’acquisition de la professionnalité, qu’il s’agisse de savoirs théoriques
référencés à des disciplines scientifiques ou des savoirs issus de l’expérience
professionnelle. Certains travaux comme ceux de Donald Schön (1983/1994) dans le
champ de la formation des adultes se sont intéressés à la réflexivité pour le cas de
certaines professions. Le « praticien réflexif » apparaît comme la figure idéale
typique du professionnel s’agissant de la pratique réflexive en milieu de travail.
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En sociologie des professions, le questionnement relatif à la pratique réflexive
peut être analysé sous l’angle de la tension entre « incertitude » et « savoirs experts »
des professionnels (Champy, 2009). Les professions amenées à travailler avec
l’humain, comme toutes les professions de la relation (Demailly, 2008), prennent le
risque du traitement de situations complexes et singulières. Malgré les savoirs
scientifiques, l’incertitude, qui marque le caractère conjecturel de la pratique
professionnelle, nécessite des ajustements permanents, une gestion des aléas.
L’intervention réclame une délibération. Pour le champ du travail social, cette
dernière se joue à partir d’histoires qui touchent la subjectivité des professionnels
traversant des positions individuelles ou collectives au sein des organisations de
travail. Les vulnérabilités rencontrées peuvent toucher l’intervenant social y compris
dans sa vie personnelle. Il en est ainsi des questions de la mort, de la maladie, du
handicap, de l’éducation par exemple. Ce prolongement possible entre vie
personnelle et vie professionnelle se rencontre plus particulièrement pour les activités
du care qui mobilise un travail émotionnel des intervenants sociaux et médico-
sociaux (Hochschild, 2003; Molinier, 2006). Aussi, la pratique professionnelle des
travailleurs sociaux se situe-t-elle dans un espace social qui génère de l’incertitude
malgré la formation initiale ou continue, malgré le diplôme garant d’une « licence »
au sens donné par Hughes (1996), au-delà des savoirs théoriques et techniques avec
lesquels l’intervenant social a construit sa professionnalité. Il n’en reste pas moins
que la dimension humaine, porteuse de complexité et de singularité sur laquelle
repose
l’activité de
travail, ne confère pas
la maîtrise de
l’intervention
professionnelle. Ces situations de travail avec autrui sont complexes et réclament plus
que des gestes et des savoirs techniques.
La pratique réflexive se pose alors comme une nécessité afin d’assurer une
fonction de régulation de cette incertitude et des risques encourus dans la pratique
professionnelle. Cette pratique de la gestion des risques en situation professionnelle
est caractérisée comme une « pratique prudentielle » (Champy, 2011).
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Si la pratique réflexive semble aller de soi s’agissant des praticiens engagés
dans un processus de délibération, elle interroge cependant les modalités de sa mise
en œuvre. Parler de « praticien réflexif » renvoie également à la dimension
individuelle de la responsabilité de l’acte professionnel. À ce stade, la pratique
réflexive peut s’entendre au moins à deux niveaux possibles : celui du professionnel
lié à ses positions individuelles elles-mêmes marquées par ses valeurs personnelles, et
celui d’un collectif de travail où sont engagés des débats, des points de vue
différenciés, des valeurs divergentes.
Ainsi, la réflexivité n’implique pas le seul praticien dans son acte professionnel,
mais elle implique également une organisation de travail telle qu’elle est pensée,
négociée dans des « mondes sociaux » (Bucher & Strauss, 1961) où se jouent des
interactions elles-mêmes réflexives. D’une autre manière, il s’agit d’une organisation
réflexive.
La pratique réflexive au sein des organisations de travail aborde un enjeu
majeur. Il s’agit de la régulation des dilemmes moraux qui se posent aux
professionnels. Véronique Guienne (2010) en donne une illustration saisissante
s’agissant des médecins et des personnels soignants en milieu hospitalier à partir
d’une enquête ethnographique. Les possibilités rencontrées se heurtent à des intérêts
multiples qui peuvent se présenter de façon divergente selon les valeurs des différents
protagonistes de l’intervention, mais aussi les conceptions que chacun a de son rôle,
de son objet d’intervention, de sa profession, de son institution d’appartenance, de
son « client ». Ces représentations individuelles ne sont pas toujours réfléchies,
parlées, échangées au sein des organisations, tout du moins pas toujours de façon
formelle. Pour autant, ce sont elles qui donnent du sens aux activités de travail. Si
l’organisation ne favorise pas ces pratiques réflexives au sein d’espaces collectifs,
elle prend alors le risque d’un éclatement des activités et du sens donné à ses
missions par les différents protagonistes. L’autre risque consiste, par voie de
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conséquence, à ne pas donner sens à l’intervention pour les publics dont les
professionnels s’occupent.
Un autre enjeu de la réflexivité, proche des préoccupations de la sociologie des
groupes professionnels, est articulé à la question de l’autonomie. De nombreux
travaux de la sociologie des professions (Bercot, Divay, & Gadéa, 2012; Demazière
& Gadéa, 2009) ont démontré les tensions traversées par les groupes pour gagner la
reconnaissance de leur expertise et donc leur autonomie. Dans les processus de
professionnalisation, l’acquisition de savoirs d’experts confère toute légitimité au
groupe reconnu dans son expertise. Celle-ci est garante de son autonomie. Elle lui
accorde du pouvoir à l’égard des régulations de contrôle, des employeurs, des clients.
Savoirs d’experts et réflexivité sont alors étroitement imbriqués afin que les
professionnels puissent s’adapter aux situations contingentes sans pour autant être
remis en cause dans leur légitimité.
1.2 La réflexivité dans la construction professionnelle en travail social
Les enjeux de la pratique réflexive au sein des organisations de travail, dont la
mission première est celle du traitement de situations humaines, sont importants à la
fois pour le praticien, pour l’organisation et a fortiori pour le client, usager des
services. Elle est garante du professionnalisme des intervenants, et donc de leur
légitimité, et elle est porteuse d’une culture commune au sein de l’organisation dans
ses missions auprès des publics. Elle articule à la fois la dimension individuelle
portée par les valeurs et les références propres au praticien et la dimension collective
de ce monde social où se jouent des négociations entre les acteurs.
La réflexivité peut s’entendre comme un processus qui conduit les individus à
adopter une posture réflexive en situation professionnelle. C’est l’un des rôles
assignés à la formation initiale pour accéder à un diplôme et donc à un savoir expert
reconnu et légitime (Boussard, Demazière, & Milburn, 2010).
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La formation initiale est l’un des vecteurs de la socialisation professionnelle.
Celle-ci est entendue comme l’acquisition de savoirs en tant qu’expertise, mais aussi
comme la transmission d’un certain nombre de codes, de valeurs, de croyances
professionnelles (Dubar, 2010a). Il s’agit comme l’explique Hughes (1956) dans The
making of a physician de se représenter ce qu’est la maladie, ce qu’est le soin, et de se
rapprocher des préoccupations du malade. En d’autres termes, il s’agit de transformer
ses représentations profanes pour les convertir en représentations professionnelles. La
socialisation professionnelle, en tant que processus, passe par une conversion
identitaire (Dubar, 2010b) amenant le futur professionnel à une réflexion sur sa
propre identité ex ante formation et comment celle-ci se transforme dans un nouvel
environnement. C’est le passage d’une conception du sens commun profane à celle de
l’expert professionnel.
Les lieux de socialisation professionnelle sont déterminants afin de construire
cette posture. L’alternance en formation initiale est l’une des conditions de son
acquisition (Kaddouri, 2008). Elle permet alors au formé d’articuler les différents
savoirs théoriques dispensés par l’établissement de formation et les savoirs pratiques
des situations rencontrées sur les terrains de stage. Vanhule, Baslev et Buysse (2012)
identifient quatre types de savoirs acquis en formation à partir desquels les
intervenants peuvent construire et formaliser des savoirs professionnels, c’est-à-dire
des savoirs que le groupe professionnel identifie comme spécifiques à l’activité. Le
premier type correspond aux savoirs académiques qui constituent des références
scientifiques pour comprendre et concevoir la profession. Le second type est relatif
aux savoirs institutionnels qui permettent d’orienter l’action en fonction des attentes
de la société et des employeurs. Le troisième concerne les savoirs de la pratique issus
des apprentissages sur le terrain en contact avec les professionnels. Le quatrième type
fait référence aux savoirs associés aux expériences propres dont chacun est porteur
par son histoire personnelle, familiale, ses croyances et ses valeurs personnelles, ses
expériences professionnelles antérieures, etc.
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